Dominique Sorrente (1953 -) : l’Apparent de lumière
L’apparent de lumière
aux compagnons
du temps de Bruges
I
Ici tu viendras boire l’eau, ici la fontaine et sa pierre
où les mots sont des soifs,
noires et blanches lorsque tu parles.
Pierre du pélican.
Une grâce y rougeoie, une plaine y descend et toi
qui ne vois pas encore, oiseau enfant, oiseau malgré l’envol,
tu fais une fronde pour que la mort se passe dans les mots.
Une ornière ici est la face de l’été
II
Ne tends plus le bras, n’enferme plus la main,
rassemble la part impossible en un feu !
Mouette sauve à l’entrée des mers quand la route
du Nord est coupée; et que l’heure à venir vienne
à l’heure passée, la joie sera bientôt notre patience,
notre logeuse.
Tranchée au front, cette caresse, cette respiration
dans l’ombre comme le chant différent sur les lèvres.
Au milieu des biens invisibles. Tu remettras les armes,
une à une, ranimeras les chanteurs d’un opéra enseveli.
Ton masque ne sera rien que la danse inscrite au cœur de l’île
III
Fleurir les nuits d’une dissidence.
Nous sommes tenus à la colombe, loin du fil, ne sachant
d’autre sens, d’autre pleur, d’autre gloire.
Tresser le lien pour les chimères.
Je veux une langue dite pour le don, aussi haut que l’effroi,
avec une chair synonyme où quelqu’un,
à l’ère du verseau, crie
devant un porche roman.
IV
L’Ordre du sang désigne les combes ; le fleuve approche.
Une insomnie dans le sourire de la terre ou bien le meurtre
inexorable dans les rizières.
Je lis au refus de l’heure les séparations d’être que tu requiers.
Et ce savoir de sang passe et retourne,
assignant leurs chants aux guerriers.
La mort heureuse le comblera d’une rosace.
Mais dans le désert de la lettre d’or où nous avions anéanti
tous nos biens, qui sommes-nous désormais,
prostrés devant la petite table ?
Amants de Bruges à la rencontre,
avec les tristes familiers de la Saison.
V
Tu me réveilles vers six heures. L’inutile a couru le monde.
Tu pleures dans l’amour.
Nous préparons ensemble la sauge, l’adieu.
Ingelis,
une tristesse en ta voix
épouse toutes les tristesses de l’univers ;
quelle attente pourtant, disent-ils, de celle en qui tu es
l’absence ?
A même le froid,
nous les voyons déjà dessinant l’œuvre au bleu d’un trait
sur le sable oublié, d’une plainte d’éther.
Moment des cendres sur nous, qui s’illumine ;
le nom de l’hiver
est une dame visitée.
VII
Pérennité. La rose naît dans le calme apparent du pays.
La nudité s’approche du feu.
Les ordres de rébellion somment l’errance des bêtes.
Quant à nous, nous vivons pour le peu de ce jour qui tente
de se prononcer pour une chose imminente, une nuit
qui ne sait plus de termes.
Comme la mer qui était là.
VIII
à Pierre Emmanuel, in memoriam
Une civilisation s’affranchit, permanente au cœur à venir :
c’est un petit peuple itinérant de poètes et de femmes,
qui honore sa soif dans les déserts.
Au travers de son art en souffrance devant les marches,
il porte la charge amère
d’un printemps qui appelle sans compagnon.
XI
Où Ingelis s’adonne aux adieux,
qui avise le nuage au-dessus du canal,
qui taille les pierres de foudre ?
Toujours dans les longueurs flamandes du rêve, à la surface du vide
ou dans les labyrinthes de l’image, brûle une trinité
sans demeure :
silence sur les yeux en larmes, silence de la Vierge dorée,
silence de Van der Weyden.
XII
Sans l’âge de toi dans les eaux,
au temps où je vais vers le Nord, cherchant une prière,
bénis pour moi,
Seigneur de tous vents,
le long du soir qui a pris feu.
Accorde en moi la confidence d’un retour.
Quand je tremble d’effroi aux lisières, quand je fausse l’oracle,
garde-moi encore la compagnie de la divinité.
Avant qu’à nouveau je renie, donne-moi d’entendre
que je n’ai pas pour rien
foulé le sol de l’éminence, cueilli la rose,
imaginé les rêves précurseurs
et reconnu le lieu des myriades,
que je n’ai pas pour rien bâti sur l’absence de toi
XIII
L’attente étrange chante une mélodie.
Là-bas, dans les marais mouillés, au plus fort de la peur,
le chasseur mit en joue.
On peut aimer que les corps se couchent à plat ventre,
puis endurent les rides du ciel et trouvent alors l’oubli
dans le sublime instant des voluptés.
il y a encore.
Nuit : une bière au comptoir paie le crime de surabondance.
XIV
L’apparent de lumière !
A son tour, la mort heureuse se réfugie,
la matière a cessé son cours profane.
Nul effroi d’appartenir aux haltes.
Qui ne touche le feu le précède.
Rayon pour chacun de nous.
XV
Naît cette chambre qui te montre à ton corps, lui donne
sa mue, l’emmène aux parages d’une constellation ;
elle serait
le Cocher ou bien la Chevelure de Bérénice.
Et moi, je reprendrais le cours de la journée,
mes propres traces,
les éléments antiques de ma vie.
un esprit flotterait sur la dualité de ce voyage.
XVII
La platitude aussi est souterraine où nous sommes pris
avec notre consentement mal ouvert, nos mètres en débris,
notre royaume divergent qui cherche à se construire.
Le carillon attaque par surprise :
l’heure n’est pas notre pouvoir.
Nous pouvons tout juste accorder l’oreille, ce qui demeurera
garde le mystère : résonnance de tous points en un centre non révélé
XVIII
Pèlerine des heures, nous admirons ta démesure infinie,
au sortir de la gare, lorsque tu accèdes à l’autre côté
du voyage et qu’on entend sur le Minnewater
le sanglot d’un oiseau blessé à mort.
Notre sang irrigue alors l’inespérable, ces deux lumières
parallèles qui incantent le même cœur.
XIX
Dans la première brume, j’ai marché rappelant les lointains.
Bruges-la-morte, depuis longtemps.
Que reste-t-il ici du rire de la fiancée ?
la distance fut longue, Ingelis,
combien d’annonces improbables
jusqu’à ce banc de l’alliance et de l’adieu mêlés
Grave, immobile est la cour du beffroi.
Les commerces en l’absence sont pleins d’une monnaie
qui délivre à la peine
XX
Ce matin vous parle sur le seuil
le premier clochard du pays.
Il tient une poignée d’argile dans les mains.
Les cygnes font le chemin de ronde sur la ville
où, pour les siècles, nous sommes venus fermer les yeux.
XXI
Ce matin ou était-ce un autre matin, un nouveau livre ?
Comme chaque aube du voyage, un poème est entré
dans la maison du sang.
Un ange y donnait une éternité à travers le jour.
J’ai laissé la main d’Ingelis sur le vitrail :
preuve du Nord, habit secret, passage des vents fous.
L’Apparent de lumière
Editions Les Heures, 1980
Du même auteur :
Lettre du passager (31/08/2019)
Citadelles et mers (31/08/2020)
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