Denis Rigal (1938 - 2021) : Fondus au noir
Fondus au noir
paroles en avant du temps
comme une sueur de l’être
(si de l’être il y avait) semence
paraboliquement jetée aux ronces
aimant songe comme présent
au monde qui se grise et dégrise,
et pour l’arraisonner peut-être
avec mes cris d’Orphée ?
(ce pain de basalte qui te regarde,
quel désir t’en gardera ?
ils naissent tous dans la crèche
tes fils, reçoivent les coups
qui t’ont manqué, s’éprouveront
à ta douleur, navrés de même.
rien n’est présent comme ce noir.
on se détourne
ainsi qu’au temps des pères impassibles
de la ville qui brûle on va où rien
n’appelle rien n’enjoint y la tranquilidad
de la nada nous l’avons :
un rayon tombera demain de soleil jaune
sur la table et le pain, le bol, les mains,
passée la maigre aurore ; la chair peu à peu
se résorbe déjà léguée à qui se jette
à cœur aveugle vers son insu : un sourire
contre tout exhalé, une insistance à naître
que ce copeau du temps sous la hache
et l’ahan jailli ou arraché...
en même ou autre temps je pérorais
souhaitant de disparaître, échassier
famélique sur un style perché,
ou bien dans le désert extrême
clignais à la chaux aveuglante, assis
dans l’ombre grêle des épines, buvant
un alcool transparent, je répétais ma fin
abstraite dans l’improbable conjonction
des hypothèses que je suis, excentrique
voisin du bouc et du serpent, animaux
incisifs – au point de fuite,
au point d’ancrage où tout est dit.
une croix manchote, à présenter vous-même
sur bleu crissant avec des lézards
gris jaunes entre les pierres,
sur ciel glauque avec œillets sauvages,
sur ciel de neige avec corbeau perché
(muet, le corbeau : il se suffit)
mais spécieux toujours le ciel,
faisant celui qui sait, qui passe
pour tout le monde et aussi
pour les pauvres sur la terre acide
qui ne peuvent plus mettre
un mot devant l’autre, qui
buttent au fond des vallées
noires sur le feu croupi
et le monde comme il hait
un cri gelé dans le nul
du ciel irréparable, quelques mots
qu’aucun souffle ne porte ni
brise n’emporte – adieu Botticelli
et les parfums de Flore, les arabesques
et l’encens de la chair et l’innocence,
disait-on, la faconde des continents
déroulés pour nos pas jusqu’au rivage,
à la morsure de l’autre et même
océan, à un extrême de ce monde
où le sang est partout et l’homme
nulle part sinon dans sa rage
blanche et ses quelques mots où rien
ne passe ...
DASEIN
l’azur deux fois dissous et les pâles
odeurs, la viorne et le gaillet, l’eau
labiale, labile, exténuée,
pas d’autre rive, mais rien mais
le désert, embrumé de soi-même,
qui se prend pour le styx et l’alphée.
Amont cela se tait cela perdure
cela veut ; cela rêve la fable
ineffable des pierres
présentes :
suis cela, n’attends personne.
le désir est un devoir austère
vivant de ruines et de roc
de miettes de roc de sable
volé au vent des bribes
jamais vues qui font la joubarbe
et l’orpin leur vie charnue
et même une sorte de fleur
stellaire dans l’été strident
, nourri de ruines éboulis
et décombres au pied de pitons
arbitraires de donjons de villages
croûlants au-dessus des plateaux
anonymes façades faméliques
orbites noires regard hurlants
qui ont vu l’indéniable le blanc
ultime,
et qui traversent,
et ce serait midi bleu de toujours
les pierres trembleraient dans cette paix
parmi les buissons crochus le souvenir
des huiles et des bronzes du couteau
de l’aveugle et du sang déjà séché
sur les gradins déjà représenté
on penserait
dans le silence vertical du destin
immanent imminent (c’est-à-dire
le hasard perché au bord du temps)
chaque mot écho de ce silence
chaque écho la forme qui le nie :
ne pas crier surtout souffrir
que cela dure garder la pause
AUTRE JARDIN
à petits pas dans l’absolue
transparence du jour laissés
au clou rouillé dans la cabane
les oripeaux qui feront bien encore
un hiver de pluies bénignes
sur les rangs les carreaux les parterres
où vaque la diligente et vertueuse
abeille qui ne faillit jamais
la vie finit au mur patient
avec ses arbres dressés matés
ses candélabres la nuit avance
à petits pas
au-delà est le sable où la voix
se décharne
où ce je de hasard prend lieu trouve
à redire remet en signes ce jour
d’aveuglante et vacante clarté,
somme des couleurs fondues, fantôme
d’un spectre, de ce qui fut perdu,
détourné par transactions occultes
hors la vue du noteur, mal armé
pour le dire autant qu’il y a cent ans.
je ne suis plus ma mort mais ce procès
en moi sans moi du temps qui se délite :
nul complot ne s’ourdit nul ne juge
ni ne suis condamné à gésir
et gémir mortifié dans la fange
les bras en croix : la chair est charitable
le peu qui reste) et, consumée, le feu
demeure
DEUX FIGURATIONS
DU MËME POUR HENRI
1
Demain il fera jour et j’aurai bien
quelques mots souffreteux à lancer
aux dents du monstre comme le violoneux
sa brioche aux loups – et puis courir
époumoné jusqu’à la porte
sans serrure et c’est la male bête
qui la fait battre qui était là
avant moi au fond du couloir gris
de l’enfance parmi les sabots
et les pèlerines mouillées
Demain il fera jour
sur aujourd’hui
on reverra
on rêvera le tiède vol de la bécasse
sous bois dans la fluide lumière
brève aussitôt reprise et ravalée
dernier lapsus du soir et les feuilles
de bouleau pourriront avec leur coutumière
légèreté
2
mais nus mais démunis et chevrotant
nos mots de passe péripathétiques
jetés à la taulière qui nous lorgne
depuis toujours et qui les pique
un à un
en nourrit son caquet mécanique
gratte la poussière et dit :
« ne m’oublie pas !»
SAGESSE
il est debout devant sa porte
peinte en bleue et considère
les choses considérables de la vie
le chien qui se gratte, les moutons
dans le ciel, les oiseaux dans l’arbre,
les outils pourrissants dans l’herbe
déterminée ; regarde le vent
passer de galerie en suroît
puis plein ouest où sont les îles
et les dormants ; ajuste sa pipe
en conséquence
LE FOND DES CHOSES
et parole se perd dans l’épaisseur
du temps et de la pierre ou bute
enfin heureuse presque de s’éteindre
sur un objet définitif l’inerte
et le terni l’indifférent
et différent caillou gris dehors
gris dedans qu’on effrite cherchant
ce sourire autarcique et béat
qu’il devrait avoir, ce miroitement,
pulsation peut-être, cette intermittence
première, invitation au verbiage, res-
source de tout dire et juste retour
des gloses...
MALADETTA, MAI DETTA
vous avez tout tenté même le diable,
peint sur le ciel précaire une muable
éternité (tel l’or froid au matin
des feuilles sèches qui prennent jour
et grâce trop tard, évoquent
à gestes vagues un au-delà
répétitif (vert bronze gluant puis
sec, grisé, bistre clair, vieil or froid...
avez tâché de reporter la suite
et fin du souffle à la traite
prochaine
observé le neutron zigzaguant
qui cogne dans le crâne
inutilement
questionné Yorick : la mort
est innombrable elle est
dans votre dos ne vous retournez pas
MORTE EAU
même la nuit elle continue
délite arase et ronge lente
ment mais retirée dérobée
aux amants fourbus lointaine
comme dieu n’était qu’elle pue
charitablement et laisse voir
ces exudats ce grouillement
de bêtes molles ce lit
jonché d’ordure c’était cela
la matrice du temps l’infinie
patience des choses (et que si
leur excès me navre j’aurai toujours
le mot pourrir
Fondus au noir
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée,1996
Du même auteur :
« Une fois, / Les écluses s’ouvrirent… » (16/03/2015)
Des fins premières (25/08/2016)
« rouillés sont les vaisseaux friables… » (25/08/2017)
Nord Nord-Ouest par Ouest (25/08/2018)
Pour tenir lieu (25/08/2019)
Problématique (25/08/2020)
Divers exil (18/02/2022)
Combaneyre (25/08/2022)
La joie peut-être (18/02/2023)
Denis Rigal : Nord (18/02/2024)