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Le bar à poèmes
13 juin 2023

Yves Bonnefoy (1923 – 2016) : La maison natale

jean-hélion-portrait-dyves-bonnefoy[1]Yves Bonnefoy par Jean Hélion (1960)

 

La maison natale

 

I

Je m’éveillai, c’était la maison natale,

L’écume s’abattait sur le rocher,

Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et fermer la vague,

L’odeur de l’horizon de toutes parts,

Cendre, comme si les collines cachaient un feu

Qui ailleurs consumait un univers.

Je passai dans la véranda, la table était mise,

L’eau frappait les pieds de la table, le buffet.

Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage

Que je savais qui secouait la porte

Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain,

Si haute était déjà l’eau dans la salle.

Je tournais la poignée, qui résistait,

J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive,

Ces rires des enfants dans l’herbe haute,

Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans leur joie.

 

II

Je m’éveillai, c’était la maison natale,

Il pleuvait doucement dans toutes les salles,

J’allais de l’une à l’autre, regardant

L’eau qui étincelait sur les miroirs

Amoncelés partout, certains brisés ou même

Poussés entre des meubles et les murs.

C’était de ces reflets que, parfois, un visage

Se dégageait, riant, d’une douceur

De plus et autrement que ce qu’est le monde.

Et je touchais, hésitant, dans l’image,

Les mèches désordonnées de la déesse,

Je découvrais sous le voile de l’eau

Son front triste et distrait de petite fille.

Etonnement entre être et ne pas être,

Main qui hésite à toucher la buée,

Puis j’écoutais le rire s’éloigner

Dans les couloirs de la maison déserte.

Ici rien qu’à jamais le bien du rêve,

La main tendue qui ne traverse pas

L’eau rapide, où s’efface le souvenir.

 

III

Je m’éveillai, c’était la maison natale,

Il faisait nuit, des arbres se pressaient

De toutes parts autour de notre porte,

J’étais seul sur le seuil dans le vent froid,

Mais non, nullement seul, car deux grands êtres

Se parlaient au-dessus de moi, à travers moi.

L’un, derrière, une vielle femme, courbe, mauvaise,

L’autre debout dehors comme une lampe,

Belle, tenant la coupe qu’on lui offrait,

Buvant avidement de toute sa soif.

Ai-je voulu me moquer, certes non,

Plutôt ai-je poussé un cri d’amour

Mais avec la bizarrerie du désespoir,

Et le poison fut partout dans mes membres,

Cérès moquée brisa qui l’avait aimée.

Ainsi parle aujourd’hui la vie murée dans la vie.

 

IV

Une autre fois.

Il faisait nuit encore. De l’eau glissait

Silencieusement sur le sol noir,

Et je savais que je n’aurais pour tâche

Que de me souvenir, et je riais,

Je me penchais, je prenais dans la boue

Une brassée de branches et de feuilles,

J’en soulevais la masse, qui ruisselait

Dans mes bras resserrés contre mon cœur.

Que faire de ce bois où de tant d’absence

Montait pourtant le bruit de la couleur,

Peu importe, j’allais en hâte, à la recherche

D’au moins quelque hangar, sous cette charge

De branches qui avaient de toute part

Des angles, des élancements, des pointes, des cris.

 

Et des voix qui jetaient des ombres sur la route,

Ou m’appelaient, et je me retournais,

Le cœur précipité sur la route vide.

 

V

Or dans le même rêve

Je suis couché au plus creux d’une barque,

Le front, les yeux contre ses planches courbes

Où j’écoute cogner le bas du fleuve.

Et tout d’un coup cette proue se soulève,

J’imagine que là, déjà, c’est l’estuaire,

Mais je garde mes yeux contre le bois

Qui a odeur de goudron et de colle.

Trop vastes les images, trop lumineuses,

Que j’ai accumulées dans mon sommeil,

Pourquoi revoir, dehors

Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre,

Je désire plus haute ou moins sombre rive.

 

Et pourtant je renonce à ce sol qui bouge

Sous le corps qui se cherche, je me lève,

Je vais dans la maison de pièce en pièce,

Il y en a maintenant d’innombrables,

J’entends crier des voix derrière des portes,

Je suis saisi par ces douleurs qui cognent

Aux chambranles qui se délabrent, je me hâte,

Trop lourde m’est la nuit qui dure, j’entre effrayé

Dans une salle encombrée de pupitres,

Vois, me dit-on, ce fut la salle de classe

Vois sur les murs les premières images

Vois, c’est l’arbre, vois, là, c’est le chien qui jappe,

Et cette carte de géographie, sur la paroi

Jaune, de décolorement des noms et des formes,

Ce dessaisissement des montagnes, des fleuves,

Par la blancheur qui transit le langage,

Vois, ce fut ton seul livre. L’Isis du plâtre

Du mur de cette salle, qui s’écaille,

N’a jamais eu, elle n’aura rien d’autre

A entrouvrir pour toi, refermer sur toi.

 

VI

Je m’éveillai, mais c’était en voyage,

Le train avait roulé toute la nuit,

Il allait maintenant vers de grands nuages

Debout là-bas, serrés, aube que déchirait

A des instants le lacet de la foudre.

Je regardais l’avènement du monde

Dans les buissons du remblai ; et soudain

Cet autre feu, en contrebas d’un champ

De pierres et de vignes. Le vent, la pluie

Rabattaient sa fumée contre le sol,

Mais une flamme rouge s’y redressait,

Prenant à pleines mains le bas du ciel.

Depuis quand brûlais-tu, feu des vignerons ?

Qui t’avais voulu là et pour qui sur terre ?

 

Après quoi il fit jour ; et le soleil

Jeta de toutes parts ses milliers de flèches

Dans le compartiment où des dormeurs

La tête dodelinait encore, sur la dentelle

Des coussins de lainage bleu. Je ne dormais pas,

J’avais trop l’âge encore de l’espérance,

Je dédiais mes mots aux montagnes basses

Que je voyais venir à travers les vitres.

 

VII

Je me souviens, c’était un matin, l’été,

La fenêtre était entrouverte, je m’approchais,

J’apercevais mon père au fond du jardin.

Il était immobile, il regardait

Où, quoi, je ne savais, au-dehors de tout,

Voûté comme il était déjà mais redressant

Son regard vers l’inaccompli ou l’impossible.

Il avait déposé la pioche, la bêche,

L’air était frais ce matin-là du monde,

Mais impénétrable est la fraîcheur même, et cruel

Le souvenir des matins de l’enfance.

Qui était-il, qui avait-il été dans la lumière,

Je ne le savais pas, je ne sais encore.

 

Mais je le vois aussi, sur le boulevard,

Avançant lentement, tant de fatigue

Alourdissant ses gestes d’autrefois.

Il repartait au travail, quant à moi

J’errais avec quelques-uns de ma classe

Au début de l’après-midi sans durée encore.

A ce passage-là, aperçu de loin,

Soient dédiés les mots qui ne savent dire.

 

(Dans la salle à manger

De l’après-midi d’un dimanche, c’est en été,

Les volets sont fermés contre la chaleur,

La table débarrassée, il a proposé

Les cartes puisqu’il n’est pas d’autres images

Dans la maison natale pour recevoir

La demande du rêve, mais il sort

Et aussitôt l’enfant maladroit prend les cartes,

 Il substitue à celles de l’autre jeu

Toutes les cartes gagnantes, puis il attend

Avec fièvre, que la partie reprenne et que celui

Qui perdait gagne, et si glorieusement

Qu’il y voie comme un signe, et de quoi nourrir

Il ne sait, lui l’enfant, quelle espérance.

Après quoi deux voies se séparent, et l’une d’elles

Se perd, et presque tout de suite, et ce sera

Tout de même l’oubli, l’oubli avide.

 

J’aurais barré

Cent fois ces mots partout, en vers, en prose,

Mais je ne puis

Faire qu’ils ne remontent dans ma parole.)

 

VIII

J’ouvre les yeux, c’est bien la maison natale,

Et même celle qui fut et rien de plus.

La même petite salle à manger dont la fenêtre

Donne sur un pêcher qui ne grandit pas. 

Un homme et une femme se sont assis

Devant cette croisée, l’un face à l’autre,

Ils se parlent, pour une fois. L’enfant

Du fond de ce jardin les voit, les regarde,

Il sait que l’on peut naître de ces mots.

Derrière les parents la salle est sombre.

L’homme vient de rentrer du travail. La fatigue

Qui a été le seul nimbe des gestes

Qu’il fut donné à son fils d’entrevoir

Le détache déjà de cette rive.

 

IX

Et alors un jour vint

Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats,

L’évocation de Ruth « when, sick for home,

She stood in tears amid the alien corn »

Or, de ces mots

Je n’avais pas à pénétrer le sens

Car il était en mois depuis l’enfance,

Je n’ai eu qu’à le reconnaître, et à l’aimer

Quand il est revenu du fond de ma vie.

 

Qu’avais-je eu, en effet, à recueillir

De l’évasive présence maternelle

Sinon le sentiment de l’exil et les larmes

Qui troublaient ce regard cherchant à voir

Dans les choses d’ici le lieu perdu ?

 

X

La vie, alors ; et ce fut à nouveau

Une maison natale. Autour de nous

Le grenier d’au-dessus l’église défaite,

Le jeu d’ombre léger des nuées de l’aube,

Et en nous cette odeur de la paille sèche

Restée à nous attendre, nous semblait-il

Depuis le dernier sac monté, de blé ou seigle,

Dans l’autrefois sans fin de la lumière

Des étés tamisés par les tuiles chaudes.

Je pressentais que le jour allait poindre,

Je m’éveillais, et je me tourne encore

Vers celle qui rêva à côté de moi

Dans la maison perdue. A son silence

Soient dédiés, au soir,

Les mots qui semblent ne parler que d’autre chose.

 

(Je m’éveillais,

J’aimais ces jours que nous avions, jours préservés

Comme va lentement un fleuve, bien que déjà

Pris dans le bruit de voûtes de la mer.

Ils avançaient, avec la majesté des choses simples,

Les grandes voiles de ce qui est voulaient bien prendre

L’humaine vie précaire sur le navire

Qu’étendait la montagne autour de nous.

Ô souvenir,

Elles couvraient des claquements de leur silence

Le bruit, d’eau sur les pierres, de nos voix,

Et en avant ce serait bien la mort,

Mais de cette couleur laiteuse du bout des plages

Le soir, quand les enfants

Ont pied, loin, et rient dans l’eau calme, et jouent encore.)

 

XI

Et je repars, et c’est sur un chemin

Qui monte et tourne, bruyères, dunes

Au-dessus d’un bruit encore invisible, avec parfois

Le bien furtif du chardon bleu des sables.

Ici, le temps se creuse, c’est déjà

L’eau éternelle à bouger dans l’écume,

Je suis bientôt à deux pas du rivage.

 

Et je vois qu’un navire attend au large,

Noir, tel un candélabre à nombre de branches

Qu’enveloppent des flammes et des fumées.

Qu’allons-nous faire ? crie-ton de toutes parts,

Ne faut-il pas aider ceux qui là-bas

Nous demandent rivage ? Oui, clame l’ombre,

Et je vois des nageurs qui, dans la nuit,

Se portent vers le navire, soutenant

D’une main au-dessus de l’eau agitée

Des lampes, aux longues banderoles de couleur.

La beauté même, en son lieu de naissance,

Quand elle n’est encore que vérité.

 

XII

Beauté et vérité, mais ces hautes vagues

Sur ces cris qui s’obstinent. Comment garder

Audible l’espérance dans le tumulte,

Comment faire pour que vieillir, ce soit renaître,

Pour que la maison s’ouvre, de l’intérieur,

Pour que ce ne soit pas que la mort qui pousse

Dehors celui qui demandait un lieu natal ?

 

Je comprends maintenant  que ce fût Cérès

Qui me parût, de nuit, chercher refuge

Quand on frappait à la porte, et dehors,

C’était d’un coup sa beauté, sa lumière

Et son désir aussi ; son besoin de boire

Avidement au bol de l’espérance

Parce qu’était perdu mais retrouvable

Peut-être, cet enfant qu’elle n’avait su,

Elle pourtant divine et riche de soi,

Soulever dans la flamme des jeunes blés

Pour qu’il ait rire, dans l’évidence qui fait vivre,

Avant la convoitise du dieu des morts.

 

Et pitié pour Cérès et non moquerie,

Rendez-vous à des carrefours dans la nuit profonde,

Cris d’appels au travers des mots, même sans réponse,

Parole même obscure mais qui puisse

Aimer enfin Cérès qui cherche et souffre.

 

Les planches courbes

Editions du Mercure de France, 2001

Du même auteur :

 « Que saisir sinon qui s’échappe… » (03/06/2014)

Théâtre (03/06/2015)

L’été de nuit (13/06/2016)

Le myrte (13/06/2017)

Deux barques (13/06/2018)

La pluie sur le ravin (13/06/2019)

Le fleuve (13/06/2020)

Dans le leurre du seuil (13/06/2021)

Dans le leurre des mots (13/06/2022)

Le tout, le rien (13/06/2024)

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