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Le bar à poèmes
13 juin 2024

Yves Bonnefoy (1923 - 2016) : Le tout, le rien

 

©Ville de Tours)

 

Le tout, le rien

I

C’est la dernière neige de la saison,

 

La neige de printemps, la plus habile

 

À recoudre les déchirures du bois mort

 

Avant qu’on ne l’emporte puis le brûle.

 

 

 

C’est la première neige de ta vie

 

Puisque, hier, ce n’étaient encore que des taches

 

De couleur, plaisirs brefs, craintes, chagrins

 

Inconsistants, faute de la parole.

 

 

 

Et je vois que la joie prend sur la peur

 

Dans tes yeux que dessille la surprise

 

Une avance, d’un grand bond clair : ce cri, ce rire

 

Que j’aime, et que je trouve méditable.

 

 

 

Car nous sommes bien proches, et l’enfant

 

Est le progéniteur de qui l’a pris

 

 

Un matin dans ses mains d’adulte et soulevé

 

Dans le consentement de la lumière.

 

 

II

 

Oui, à entendre, oui, à faire mienne

 

Cette source, le cri de joie, qui bouillonnante

 

Surgit d’entre les pierres de la vie

 

Tôt, et si fort, puis faiblit et s’aveugle.

 

 

 

Mais écrire n’est pas avoir, ce n’est pas être,

 

Car le tressaillement de la joie n’y est

 

Qu’une ombre, serait-elle la plus claire,

 

Dans des mots qui encore se souviennent

 

 

 

De tant et tant de choses que le temps

 

A durement labourées de ses griffes,

 

- Et je ne puis donc faire que te dire

 

Ce que je ne suis pas, sauf en désir.

 

 

 

Une façon de prendre, qui serait

 

De cesser d’être soi dans l’acte de prendre,

 

Une façon de dire, qui ferait

 

Qu’on ne serait plus seul dans le langage.

 

 

III

 

Te soit la grande neige le tout, le rien,

 

Enfant des premiers pas titubants dans l’herbe,

 

Les yeux encore pleins de l’origine,

 

Les mains ne s’agrippant qu’à la lumière.

 

 

 

Te soient ces branches qui scintillent la parole

 

Que tu dois écouter mais sans comprendre

 

Le sens de leur découpe sur le ciel,

 

Sinon tu ne dénommerais qu’au prix de perdre.

 

 

 

Te suffisent les deux valeurs, l’une brillante,

 

De la colline dans l’échancrure des arbres,

 

Abeille de la rie, quand se tarira

 

Dans ton rêve du monde ce monde même.

 

 

 

Et que l’eau qui ruisselle dans le pré

 

Te montre que la joie peut survivre au rêve

 

Quand la brise d’on ne sait où venue déjà disperse

 

Les fleurs de l’amandier, pourtant l’autre neige.

 

 

Début et fin de la neige

Editions du Mercure de France, 1991

Du même auteur :

 « Que saisir sinon qui s’échappe… » (03/06/2014)

Théâtre (03/06/2015)

L’été de nuit (13/06/2016)

Le myrte (13/06/2017)

Deux barques (13/06/2018)

La pluie sur le ravin (13/06/2019)

Le fleuve (13/06/2020)

Dans le leurre du seuil (13/06/2021)

Dans le leurre des mots (13/06/2022)

La maison natale (13/06/2023)

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