Bachir Hadj Ali (1920 – 1991) : La femme et l’arbre
La femme et l’arbre
I
LA FEMME
Tamalous et Cherchell ferment leurs portes
M’assiègent en toi affûtent les éclairs
Se fardent de matins et d’algues
Derrière cette façade de douceurs marines
Je te porte en moi grand jour achevé
Sources des sourires et des eaux de senteur
J’ai franchi les siècles de la course
Sur la passerelle des adieux andalous
Tu m’attendais sur la rive ton ombre
Malade prisonnière de mes défaites
Souviens-toi mon amour souviens-toi
Des futaies en feu et des hommes foudroyés
Les brûleuses rassemblaient les étincelles
La soif réveillait de vieilles férocités
Que de captifs tués dans la guerre des forêts
Que de vies que de morts dans une goutte de sang
Que d’étoiles stériles que d’étoiles disparues
Que de ciels dévastés que de corbeaux rois
Que d’aigles mendiants que de nudités que de soie
Que de monts et de siècles me séparent de toi
LE CHÊNE-LIEGE
Ma perdrix ma fraîcheur riveraine
Ton rire te dénude et mon rire t’habille
Par les rameaux gonflés de la première pluie
Par l’aurore renvoyant à l’aurore
Mille et une fois la mort de la reine
Ne réveille pas la rivière évanouie
L’écho acide de la complainte syrienne
Oublie oublie l’orgueil du sabre
La prière du vent et le oui des ramures
Ecoute ce chant de cuivre ciselé
Ecoute la marche lente des liégeurs
Mes guérisseurs mes chirurgiens
Leurs doigts vivent d’intelligence
Leur patience côtoie les récifs
Sur cette falaise hostile à la mer
Leur réveil protège l’oiseau et l’enfant
Ils vivent et périssent de mes agonies
J’assume leur passé
J’assure la liaison avec la cité
Et les lointaines républiques des cols
Attends-moi fidèle parmi les épouses fidèles
Et si la forêt flambe aime-moi dans mes cendres
II
LA FEMME
Tu as fui les incertitudes du Levant
Ou l’on vit sans savoir mourir
Je t’accueille au seuil des Beni-Imloul
Sur le coursier de la jeune souveraine
Tu me précèdes éclairant les sentiers
Capitaine des folles entreprises
Dans la houle des espaces vallonnés
Tu hais la guerre sans corps à corps
Tu es fort de la force de l’histoire
Tu es trois sourires pour chaque journée
LE PIN D’ALEP
Veille sur l’amour et ne le réveille pas
Ton corps est aussi parfait que l’arbre
Ton sort est aussi triste que le mien
O fiancée dix fois vendue
Dans ce vaste pays des Slissen
Je gravis les ans à la recherche des miens
Le bordj fut rasé et les béliers noirs pourchassés
Je me fraye un passage entre les flammes
Je me réfugie dans le cri de Matho
Les piliers de la basilique craquent
Kosseïla est mort et Okba enchaîné
Compagnons de mes combats magnifiés
Les tribus étaient à cheval de jour et de nuit
Le guerrier naît de l’homme qui tombe
Dans cette avancée de l’armée renaissante
A l’assaut d’une géhenne inconnue du ciel
Je t’offre mes bras en feu
Aux haltes des nuits froides
III
LA FEMME
Je distingue la bannière de l’avant-garde
J’écoute et j’apprends ses hymnes nouveaux
Je chante le rythme sage de sa marche
Et sa patience sûre mûrie
Me parvient des forêts ton appel
Je me réveille sur tes mots
Je te découvre pour me relire
Tu m’as délivrée de m’aimer
LE GENEVRIER
J’entre dans Sidi Bou Saïd
Sur des larmes de joie
Fasciné par la lumière
Je franchis des murs de soie
J’ouvre une allée dans ta main
Le sable fin est piqué de khanat
Nous protégeons les pèlerins
Nous défendons l’honneur de la ville
Elle refuse de se rendre
La Casbah est délivrée
Nous attendent le pain et le sel
Et des jours plus sombres que les nuits
IV
LA FEMME
Cet hiver mes amis sont morts
Je verse des larmes les mêmes
Sur les mêmes de siècle en siècle
J’appelle un passé qui refuse de répondre
J’ai perdu sa clef dans une tempête
J’évolue dans l’indifférence des pierres
Je quitterai ma prison pour toi
Mais voici les oiseaux de malheur
Installés pour un long séjour
Qu’est-ce qu’un voyage ? Et la mer ?
Tu es le mât du voilier qui t’emporte
Vers d’autres représailles
Tu me quittes pour d’autres épousailles
Tu m’oublieras au fond des verres
Tu oublieras les confidences de Yakouren
Je succomberai au silence des murs
LE CHËNE-ZEN
Je fuis les âmes dormantes
Et de toi mon œuvre préférée
Me séparent des robes de pluie
Des montagnes des plaines
Sans cesse la grisaille la fadeur
Mais il pleut une eau splendide
Sur mon corps livré aux parasites
Ne m’oublie pas dans tes prières
Fille de la ligne droite ma sainte
Au cours des haltes crains
La mémoire des reptiles
Et les promesses du colporteur
Et les yeux du troubadour
Nous traversons un temps en forme de Sirat
Le temps gèle sur les chemins
Les hommes généreux sont tournés en dérision
Les mendiants meurent sur pied
Les hommes partiront encore
Sache-le ma paysanne aimée
Ma sœur sans cesse sacrifiée
V
LA FEMME
Par la voix de l’enfant perdu
Je t’appelle des monts du Liban
A Baalbek une frêle jeune fille
Chante les audaces de Maghout
Ses sœurs sont captives à Jérusalem
On leur interdit de m’accompagner au rivage
Un fidaï git blessé sur le sable
Elles lavent sa plaie au lait de brebis
Elles caressent ses mains calleuses
Elles disent des cantiques souples
L’aube est déjà là la route sera longue
Donne-moi tes yeux pour les guider
Vers tes refuges à Teniet el Had
LE CEDRE
Je te connais depuis Syphax
Lorsqu’une nuit durait mille ans
Le printemps était jeune orné de grenades
Le sang giclait de ses doigts
La ville n’avait pas été ensevelie
Et les laves cheminaient sous la plaine
Tout d’un coup jaillissent des gerbes
Etincelles forgées de fer et de feu
Une chevauché inextricable de roses
D’œillets de narcisses de dahlias
Mon corps porte encore les traces
De ce tremblement de fleurs
VI
LA FEMME
Qui me rendra son sourire
Répondez-moi cardeuses de Tlemcen
Vous avez froid fileuses de laines
Et vous avez faim devant les gerbes nouées
Arbre des changements mon chêne enchaîné
Je retrouve ma raison de t’avoir aimé
LE CHËNE-VERT
On a ravagé mes domaines
J’ai éparpillé mes dires
Et l’un deux t’est parvenu
Lasse d’attendre tu as dansé
De douleur dans l’arène déserte
Henné aux mains souak aux lèvres
Puis tu as fui les ruines
Et tu t’es pendue à mes doigts
Pour rajeunir
LA FEMME
Dans ce pays intrépide d’hommes bons
Vivent des hommes féroces
De férocité ancienne
Dans ce pays de bonheur inconnu
La femme n’est femme que la nuit
Je jure
« Par la nuit mourante
Et par le jour naissant »
Que règnera le couple sûr
La forêt sera protégée
La lumière ruissellera
Sur la terre guérie
L’amour sera chant général
Pour la femme et pour l’arbre
Un dans ses essences multiples
Frêne des cheminements séculaires
Olivier sombre sur l’assemblée
Châtaignier de l’anayat forestière
Tamaris des eaux enjouées
Lentisque filtre des gorges
Thuya flûte sereine
Alfa de la scolarité totale
Alfarès cavalier de la cité radieuse.
.... Que la joie demeure
Pierre Jean Oswald éditeur, 14600 Honfleur,1970
Du même auteur :
Naissance (09/06/2022)
Lettre à ma femme (09/06/2023)
Ta visite (09/06/2024)