Adonis (1930 -) / أدونيس : Corps, 3
3. L’étreinte
Il efface son visage / il le découvre
L’arrachement s’avance, ô femme, et t’habille une tentation
de son aube première.
L’instant s’avance : où trouver le lieu
de la temporalité de la vie ?
L’obscurité s’avance : par quel secouement
femme, te répartir dans les globules
de mon sang,
toi le climat, le cycle et la sphère,
par quel tremblement ?
La clarté s’avance, anuite dans mes côtes
je m’interromps en restant continu
quand l’instant sortant de lui-même
prend la figure de la peau
Cependant que sur moi se rue
femme, ton invasion.
Ils sanglotent vers toi, mes transports
pourquoi les champs à ton entrée ont-ils pris feu
et mes mains y ont-elles porté la première flamme ?
Pourquoi chaque nuit
différai-je à la nuit suivante
le duvet de tes seins ?
Entre, femme
ayant sur tes genoux
de la poussière, et que sur la route qui mène à nous
s’interposent des montagnes
et le cyprès dans les creux
et le tamaris des vallées
Je dis : Nous rejoindre / nous quitter
je cherche à rallier mes diversités
Ô coloquinte à l’amertumes éparpillée en salures
sur les tables de la permissivité
tu es la douceur même, et je te voue ma première saveur.
Entre, femme
nous rejoindre / nous quitter
Pas plus séparation ne dote d’ailes
que rencontre ne projette d’ombre
mais je me tapis sous mes propres traits
comme tu te tapis entre tes seins.
Pourtant, mêle-nous, descente :
corps déchaîné
corps soumis
consacre-nous.
Parachevées sont les octaves
ouvertes les fontes de l’exil :
ton corps est un désert de Tih
j’en sors et tu es le livre de mon exode.
Je te prends, terre inconnue
collines, vallées que couvrent les herbes de l’exploration
étendues d’ambiguïté,
je te prends debout, assis, dormant
je ne me laisse convaincre
par nulle autre que toi
je te prends
dans les mouvements de mon haleine
dans le sommeil et dans la veille
et dans leur entre-deux
je ne me laisse convaincre par rien d’autre
je te prends pli par pli
j’instaure mes itinéraires :
qu’en toi je m’étende sans jamais atteindre
que je tournoie sans atteindre
que je chemine et me tisse sans atteindre
qu’arrivant de tes confins jamais je n’atteigne
au-delà des étapes le toi d’au-delà des déserts...
Alors où es-tu
et qui, et quoi, comment, et quand
alors que toi
ce n’est pas toi ?
Etale-toi sur mon corps
et t’y enracine, cellule par cellule
veine par veine
et que de toi bondissent mille lèvres, mille morsures
et puis redeviens inconnue, à la mesure de notre amour.
Ceci et cela tandis qu’un membre s’affole
qu’un membre se déracine
et que dans le repli de nos aines
te couvrent et me couvrent
des gouttes, et puis s’épuisent.
Moi sur toutes les formes j’aurai suspendu ton image
un pressentiment m’aura fait dire
« C’est notre dernière rencontre
Femme, qui es-tu ?
Homme, je te prends. »
Angélique animalité
porteuse de poison sur une lèvre
et de baume sur l’autre lèvre ?
Chaque nuit je dis :
Voici notre première rencontre
ô toi l’Unique, ô
L
U
N
E
Clair-obscur...
Nous n’avons d’autre échange que des paroles étouffées
que des éclairs et ce qui rôde
alors que mon corps tremble par son arcane nécessaire et par ses dons inéluctables
et moi je hurle : toi, poussière, toi puissant
qui es-tu ?
Un corps grandi parmi la lavande et l’immortelle
et qui monte et descend et regarde de haut
conjoint les rives, épelle la divagation des roseaux...
je te palpais, femme, de mes yeux
telle une danse arrivant du pas des saisons
j’aspirais en toi l’odeur de valériane
et des formes se mirent à aller et à venir
tes hanches furent l’entrechoquement de deux noyades...
je sors de la fleur du jonc
j’entre dans un pistil
je m’insinue au fond du réceptacle
là où se blottissent les ovule et où parvient
le stylet de l’effigie
je me ramasse à la façon des pollens
je te dépouille, de toi je m’habille
je me dépiaute de toi
avec toi je m’unifie
et crée entre toi et moi
une imposture à hauteur de soleil
un mensonge qui ébranche, ramure par ramure
le temps.
Qui es-tu, femme ?
Sous la peau gît l’identité
dans les artères vibre le choc de la démence
je bascule entre un moi de braise et un autre de neige
entre le Yâ’ et l’Alif, je reste suspendu
je crée dans le même jour une autre journée
de la corde des minutes je ligote mes passions
mon miroir me dit de le casser
mes pas me disent de les entraver, et toutefois
entre l’instrumentalisation de la mort et l’animalité des mots
je prends racine, je m’extirpe
je joue au jeu de dés
de la Nature.
BILLET DE SOLEIL – LE BOUFFON
Une fois tu disais :
Prépose-moi, femme, aux richesses de ton corps
fais-m’en le dépositaire
ton corps est un nénuphar sur le lac du mien.
Tu disais :
Toi qui te lances de rivage en rivage
à la mesure de notre divagation
ô navire : dévie de ta route, peut-être que la mer
va perdre sa pellicule de sargasses
peut-être que le fond du mystère prendra feu.
Là-bas dorment des abysses rouillés
dévie jusqu’où la déviance devienne église du corps
et le corps prêtre de la démence.
Tu disais :
Main dans la main, cœur à cœur
s’en aillent le corps et l’aire des vents :
la bourrasque ne se calme
pas plus que ne se protège la peau.
Qu’une folie saisisse le corps s’il plagie
le raisonnement
et que l’aire des vents succombe à la folie
des Océans.
Tu disais :
comment des cailloux dans les mains pourraient-ils exalter
de l’eau sourdre entre les phalanges ?
Tu disais :
je demande à mon temps une pause
qui de moi fasse un signe éloquent
de ce que doit être l’amour.
Tu disais :
l’amour, c’est ainsi qu’il blesse la vie :
il arrache et dénie
le corps lui aussi se liquéfie
et prend la forme du récipient
Tu disais :
le corps, et non l’amour, c’est la peau du temps
le paquis de la Terre
le corps, et non l’amour, c’est l’arc de l’horizon
c’est le muscle du vent.
Tu veux savoir ?
Eh bien, ignore ce que tu es
ignore autrui.
Tu disais :
j’ai mêlé, biaisé
étiré ma vie, disloqué mes paroles
mis. le langage au fourreau.
Mais tu as crié :
Ô humain
qui fus créé malade
à quand la guérison ?
Traduit de l’arabe par Jacques Berque
In, Adonis « Singuliers »,
Editions Sindbad / Actes Sud, 1994
Du même auteur :
l’amour où l’amour s’exile (23/05/2015)
Pays des bourgeons (23/05/2016)
Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)
Au nom de mon corps (23/05/2018)
Chronique des branches (23/05/2019)
Corps, 1et 2 (23/05/2020)
Corps, 5 (23/05/2022)
Corps, 6 (23/05/2023)
Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)