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Le bar à poèmes
23 mai 2021

Adonis (1930 -) / أدونيس : Corps, 3

5473235-8166615[1]

3. L’étreinte

 

Il efface son visage / il le découvre

 

L’arrachement s’avance, ô femme, et t’habille une tentation

de son aube première.

L’instant s’avance : où trouver le lieu

de la temporalité de la vie ?

L’obscurité s’avance : par quel secouement

femme, te répartir dans les globules

de mon sang,

toi le climat, le cycle et la sphère,

par quel tremblement ?

La clarté s’avance, anuite dans mes côtes

je m’interromps en restant continu

quand l’instant sortant de lui-même

prend la figure de la peau

 

Cependant que sur moi se rue

femme, ton invasion.

Ils sanglotent vers toi, mes transports

pourquoi les champs à ton entrée ont-ils pris feu

et mes mains y ont-elles porté la première flamme ?

Pourquoi chaque nuit

différai-je à la nuit suivante

le duvet de tes seins ?

Entre, femme

ayant sur tes genoux

de la poussière, et que sur la route qui mène à nous

s’interposent des montagnes

et le cyprès dans les creux

et le tamaris des vallées

Je dis : Nous rejoindre / nous quitter

je cherche à rallier mes diversités

Ô coloquinte à l’amertumes éparpillée en salures

sur les tables de la permissivité

tu es la douceur même, et je te voue ma première saveur.

 

Entre, femme

nous rejoindre / nous quitter

Pas plus séparation ne dote d’ailes

que rencontre ne projette d’ombre

mais je me tapis sous mes propres traits

comme tu te tapis entre tes seins.

Pourtant, mêle-nous, descente :

corps déchaîné

corps soumis

consacre-nous.

Parachevées sont les octaves

ouvertes les fontes de l’exil :

ton corps est un désert de Tih

j’en sors et tu es le livre de mon exode.

Je te prends, terre inconnue

collines, vallées que couvrent les herbes de l’exploration

étendues d’ambiguïté,

je te prends debout, assis, dormant

je ne me laisse convaincre

par nulle autre que toi

je te prends

dans les mouvements de mon haleine

dans le sommeil et dans la veille

et dans leur entre-deux

je ne me laisse convaincre par rien d’autre

je te prends pli par pli

j’instaure mes itinéraires :

qu’en toi je m’étende sans jamais atteindre

que je tournoie sans atteindre

que je chemine et me tisse sans atteindre

qu’arrivant de tes confins jamais je n’atteigne

au-delà des étapes le toi d’au-delà des déserts...

Alors où es-tu

et qui, et quoi, comment, et quand

alors que toi

ce n’est pas toi ?

 

Etale-toi sur mon corps

et t’y enracine, cellule par cellule

veine par veine

et que de toi bondissent mille lèvres, mille morsures

et puis redeviens inconnue, à la mesure de notre amour.

Ceci et cela tandis qu’un membre s’affole

qu’un membre se déracine

et que dans le repli de nos aines

te couvrent et me couvrent

des gouttes, et puis s’épuisent.

Moi sur toutes les formes j’aurai suspendu ton image

un pressentiment m’aura fait dire

« C’est notre dernière rencontre

Femme, qui es-tu ?

Homme, je te prends. »

 

Angélique animalité

porteuse de poison sur une lèvre

et de baume sur l’autre lèvre ?

Chaque nuit je dis :

Voici notre première rencontre

ô toi l’Unique, ô

L

U

N

E

Clair-obscur...

Nous n’avons d’autre échange que des paroles étouffées

que des éclairs et ce qui rôde

alors que mon corps tremble  par son arcane nécessaire et par ses dons inéluctables

et moi je hurle : toi, poussière, toi puissant

qui es-tu ?

 

Un corps grandi parmi la lavande et l’immortelle

et qui monte et descend et regarde de haut

conjoint les rives, épelle la divagation des roseaux...

je te palpais, femme, de mes yeux

telle une danse arrivant du pas des saisons

j’aspirais en toi l’odeur de valériane

et des formes se mirent à aller et à venir

tes hanches furent l’entrechoquement de deux noyades...

je sors de la fleur du jonc

j’entre dans un pistil

je m’insinue au fond du réceptacle

là où se blottissent les ovule et où parvient

le stylet de l’effigie

je me ramasse à la façon des pollens

je te dépouille, de toi je m’habille

je me dépiaute de toi

avec toi je m’unifie

et crée entre toi et moi

une imposture à hauteur de soleil

un mensonge qui ébranche, ramure par ramure

le temps.

Qui es-tu, femme ?

 

Sous la peau gît l’identité

dans les artères vibre le choc de la démence

je bascule entre un moi de braise et un autre de neige

entre le Yâ’ et l’Alif, je reste suspendu

je crée dans le même jour une autre journée

de la corde des minutes je ligote mes passions

mon miroir me dit de le casser

mes pas me disent de les entraver, et toutefois

entre l’instrumentalisation de la mort et l’animalité des mots

je prends racine, je m’extirpe

je joue au jeu de dés

de la Nature.

 

BILLET DE SOLEIL – LE BOUFFON

 

Une fois tu disais :

Prépose-moi, femme, aux richesses de ton corps

fais-m’en le dépositaire

ton corps est un nénuphar sur le lac du mien.

Tu disais :

Toi qui te lances de rivage en rivage

à la mesure de notre divagation

ô navire : dévie de ta route, peut-être que la mer

va perdre sa pellicule de sargasses

peut-être que le fond du mystère prendra feu.

Là-bas dorment des abysses rouillés

dévie jusqu’où la déviance devienne église du corps

et le corps prêtre de la démence.

 

Tu disais :

Main dans la main, cœur à cœur

s’en aillent le corps et l’aire des vents :

la bourrasque ne se calme

pas plus que ne se protège la peau.

Qu’une folie saisisse le corps s’il plagie

le raisonnement

et que l’aire des vents succombe à la folie

des Océans.

Tu disais :

comment des cailloux dans les mains pourraient-ils exalter

de l’eau sourdre entre les phalanges ?

Tu disais :

je demande à mon temps une pause

qui de moi fasse un signe éloquent

de ce que doit être l’amour.

Tu disais :

l’amour, c’est ainsi qu’il blesse la vie :

il arrache et dénie

le corps lui aussi se liquéfie

et prend la forme du récipient

Tu disais :

le corps, et non l’amour, c’est la peau du temps

le paquis de la Terre

le corps, et non l’amour, c’est l’arc de l’horizon

c’est le muscle du vent.

 

Tu veux savoir ?

Eh bien, ignore ce que tu es

ignore autrui.

 

Tu disais :

j’ai mêlé, biaisé

étiré ma vie, disloqué mes paroles

mis. le langage au fourreau.

 

Mais tu as crié :

 

Ô humain

qui fus créé malade

à quand la guérison ?

 

 

Traduit de l’arabe par Jacques Berque

In, Adonis «  Singuliers »,

Editions Sindbad / Actes Sud, 1994

Du même auteur :

l’amour où l’amour s’exile (23/05/2015)  

Pays des bourgeons (23/05/2016)

Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)

Au nom de mon corps (23/05/2018)

Chronique des branches (23/05/2019)

Corps, 1et 2 (23/05/2020)

Corps, 5 (23/05/2022)

Corps, 6 (23/05/2023)

Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)

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