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Le bar à poèmes
1 mai 2021

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918) : La victoire

1300[1]

 

La victoire

 

Un coq chante je rêve et les feuillards agitent

Leurs feuilles qui ressemblent à de pauvres marins

 

Ailés et tournoyants comme Icare le faux

Des aveugles gesticulant comme des fourmis

Se miraient sous la pluie aux reflets du trottoir

 

Leurs rires amassés en grappes de raisin

 

Ne sors plus de chez moi diamant qui parlais

Dors doucement tu es chez toi tout t'appartient

Mon lit ma lampe et mon casque troué

 

Regards précieux saphirs taillés aux environs de Saint-Claude

            Tes joues étaient une pure émeraude

Je me souviens de toi ville des météores

Ils fleurissaient en l'air pendant ces nuits où rien ne dort

Jardins de la lumière où j'ai cueilli des bouquets

 

Tu dois en avoir assez de faire peur à ce ciel

                                                                         Qu'il garde son hoquet

On imagine difficilement

À quel point le succès rend les gens stupides et tranquilles

 

          À l'Institut des jeunes aveugles on a demandé

N'avez-vous point de jeune aveugle ailé

 

Ô Bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau langage

Auquel le grammairien d'aucune langue n'aura rien à dire

 

Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir

Que c'est vraiment par habitude et manque d'audace

Qu'on les fait encore servir à la poésie

                    Mais entêtons-nous à parler

                           Remuons la langue


                           Lançons des postillons

 

On veut de nouveaux sons

 

                     de nouveaux sons

 

                            de nouveaux sons

 

On veut des consonnes sans voyelles


Des consonnes qui pètent sourdement

                 Imitez le son de la toupie

       Laissez pétiller un son nasal et continu

     Faites claquer votre langue

 

Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité

 

 

Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne

Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants

Habituez-vous à roter à volonté

Et quelle lettre grave comme un son de cloche

                     À travers nos mémoires

Nous n'aimons pas assez la joie

De voir d belles choses neuves

         Ô mon amie hâte-toi

         Crains qu' un jour un train ne t'émeuve

                    Plus

Regarde-le plus vite pour toi

 

Ces chemins de fer qui circulent

Sortiront bientôt de la vie

Ils seront beaux et ridicules

 

Deux lampes brûlent devant moi

Comme deux femmes qui rient

Je courbe tristement la tête

Devant l'ardente moquerie

         Ce rire se répand

                 Partout

 

Parlez avec les mains faites claquer vos doigts

Tapez-vous sur la joue comme sur un tambour

                       O paroles

         Elles suivent dans la myrtaie

         L'Éros et l'Antéros en larmes

Je suis le ciel de la cité

 

                      Écoutez la mer

La mer peiner au loin et crier toute seule

               Ma voix fidèle comme l'ombre

               Veut être enfin l'ombre de la vie

Veut être ô mer vivante infidèle comme toi

 

La mer qui a trahi des matelots sans nombre

Engloutit mes grands cris comme des dieux noyés

Et la mer au soleil ne supporte que l'ombre

Que jettent des oiseaux les ailes éployées

 

La parole est soudaine et c'est un dieu qui tremble

Avance et soutiens-moi je regrette les mains

De ceux qui les tendaient et m'adoraient ensemble

Quelle oasis de bras m'accueillera demain

Connais-tu cette joie de voir des choses neuves

            Ô Voix, je parle le langage de la mer

Et dans le port la nuit les dernières tavernes

 

Moi qui suis plus têtu que non l'hydre de Lerne

            La rue où nagent mes deux mains

            Aux doigts subtils fouillant la ville

            S'en va

 

                          Mais qui sait si demain

            La rue devenait immobile

            Qui sait où serait mon chemin

           Songe que les chemins de fer

          Seront démodés et abandonnés dans peu de temps

     

            Regarde

           La victoire avant tout sera

          De bien voir au loin

           De tout voir

            De près

             Et que tout

 

              Ait un nom nouveau

 

 

Revue « Nord-Sud, N° 1, 15 Mars 1917

Chez Pierre Reverdy, Paris, 1917

Du même auteur :

Les colchiques (14/05/2014)

Le pont Mirabeau (14/05/2015)

A la Santé (14/05/2016) 

Si je mourais là-bas (14//05/2017)

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