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Le bar à poèmes
1 mai 2024

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918) : La chanson du mal-aimé (1)

 

La chanson du mal-aimé

 

À Paul Léautaud

                                                                                                                 Et je chantais cette romance

                                                                                                                 En 1903 sans savoir

                                                                                                                 Que mon amour à la semblance

                                                                                                                 Du beau Phénix s'il meurt un soir

                                                                                                                  Le matin voit sa renaissance.

 

Un soir de demi-brume à Londres

Un voyou qui ressemblait à

Mon amour vint à ma rencontre

Et le regard qu'il me jeta

Me fit baisser les yeux de honte

 

Je suivis ce mauvais garçon

Qui sifflotait mains dans les poches

Nous semblions entre les maisons

Onde ouverte de la mer Rouge

Lui les Hébreux moi Pharaon

 

Que tombent ces vagues de briques

Si tu ne fus pas bien aimée

Je suis le souverain d'Égypte

Sa soeur-épouse son armée

Si tu n'es pas l'amour unique

 

Au tournant d'une rue brûlant

De tous les feux de ses façades

Plaies du brouillard sanguinolent

Où se lamentaient les façades

Une femme lui ressemblant

 

C'était son regard d'inhumaine

La cicatrice à son cou nu

Sortit saoule d'une taverne

Au moment où je reconnus

La fausseté de l'amour même

 

Lorsqu'il fut de retour enfin

Dans sa patrie le sage Ulysse

Son vieux chien de lui se souvint

Près d'un tapis de haute lisse

Sa femme attendait qu'il revînt

 

L'époux royal de Sacontale

Las de vaincre se réjouit

Quand il la retrouva plus pâle

D'attente et d'amour yeux pâlis

Caressant sa gazelle mâle

 

J'ai pensé à ces rois heureux

Lorsque le faux amour et celle

Dont je suis encore amoureux

Heurtant leurs ombres infidèles

Me rendirent si malheureux

 

Regrets sur quoi l'enfer se fonde

Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes vœux

Pour son baiser les rois du monde

Seraient morts les pauvres fameux

Pour elle eussent vendu leur ombre

 

J'ai hiverné dans mon passé

Revienne le soleil de Pâques

Pour chauffer un cœur plus glacé

Que les quarante de Sébaste

Moins que ma vie martyrisés

 

Mon beau navire ô ma mémoire

Avons-nous assez navigué

Dans une onde mauvaise à boire

Avons-nous assez divagué

De la belle aube au triste soir

 

 Adieu faux amour confondu

Avec la femme qui s'éloigne

Avec celle que j'ai perdue

L'année dernière en Allemagne

Et que je ne reverrai plus

 

Voie lactée ô sœur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

Je me souviens d'une autre année

C'était l'aube d'un jour d'avril

J'ai chanté ma joie bien-aimée

Chanté l'amour à voix virile

Au moment d'amour de l'année

Aubade

chantée à Laetare un an passé

 

C'est le printemps viens-t'en Pâquette

Te promener au bois joli

Les poules dans la cour caquètent

L'aube au ciel fait de roses plis

L'amour chemine à ta conquête

 

Mars et Vénus sont revenus

Ils s'embrassent à bouches folles

Devant des sites ingénus

Où sous les roses qui feuillolent

De beaux dieux roses dansent nus

 

Viens ma tendresse est la régente

De la floraison qui paraît

La nature est belle et touchante

Pan sifflote dans la forêt

Les grenouilles humides chantent

 

 

Beaucoup de ces dieux ont péri

C'est sur eux que pleurent les saules

Le grand Pan l'amour Jésus-Christ

Sont bien morts et les chats miaulent

Dans la cour je pleure à Paris

 

Moi qui sais des lais pour les reines

Les complaintes de mes années

Des hymnes d'esclave aux murènes

La romance du mal aimé

Et des chansons pour les sirènes

 

L'amour est mort j'en suis tremblant

J'adore de belles idoles

Les souvenirs lui ressemblant

Comme la femme de Mausole

Je reste fidèle et dolent

 

Je suis fidèle comme un dogue

Au maître le lierre au tronc

Et les Cosaques Zaporogues

Ivrognes pieux et larrons

Aux steppes et au décalogue

 

Portez comme un joug le Croissant

Qu'interrogent les astrologues

Je suis le Sultan tout-puissant

Ô mes Cosaques Zaporogues

Votre Seigneur éblouissant

 

Devenez mes sujets fidèles

Leur avait écrit le Sultan

Ils rirent à cette nouvelle

Et répondirent à l'instant

À la lueur d'une chandelle

.......................................................

 

 

Alcools,

 

Editions du Mercure de France,1913

Du même auteur :

Les colchiques (14/05/2014)

Le pont Mirabeau (14/05/2015)

A la Santé (14/05/2016) 

Si je mourais là-bas (14//05/2017)

Vitam impendere amori (01 /05/2018)

Départ (01/05/2019)

Corps de chasse (01/05/2020)

La victoire (01/05/2021)

l’Ignorance (01/05/2022)

l’Adieu (01/05/2023)

 

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