Rutebeuf (1230 – 1285) : La grièche d’été / La griesche d'este
La grièche d’été
En rappelant ma grand folie
qui n’est ni gente, ni jolie
mais est vilaine
et vilain celui qui la conte,
me plains sept jours en la semaine
et par raison.
Jamais nul ne fut si perdu !
En hiver toute la saison
j’ai tant œuvré
et je me suis tant appliqué
qu’en oeuvrant n’ai rien recouvré
dont je me couvre.
C’est fol ouvrier et folle œuvre
qui par son travail rien ne gagne :
tout tourne à perte
et la grièche est si experte
qu’« échec » dit « à la découverte »
à son servant
qui n’a plus alors nul recours.
Juillet lui semble février.
.......................
Tant sont venus
des gens qu’elle a retenus ;
tous ceux de sa troupe sont nus
et déchaussés ;
et par les froids et les chaleurs,
même le plus grand sénéchal
n’a robe entière.
C’est la façon de la grièche
qu’elle veut avoir gent légère (*) (*) légèrement vêtue
à son service :
une heure en cotte, une autre en chemise.
Telle gent aime, je vous dis,
trop hait riche homme :
à point le tient, à poing l’assomme.
En peu de temps il sait la somme
De son avoir ;
Pleurer le fait son ignorance ;
Il n’a souvent que du gruau
quand les autres ont de l’avoine.
Tremblé m’en a la grande veine.
De leur conduite, vous dirai :
j’en ai assez,
souvent j’en ai été lassé.
Mi-mars quand le froid est passé
Ils (*) notent (**) et chantent ; (*) les musiciens, (**) jouent de la musique
Les uns et les autres se vantent
Que, si deux dés ne les enchantent,
Ils auront robe.
L’espérance les sert en ruse
et la grièche les détrousse ;
la bourse est vide.
.................
Ailleurs leur esprit doit aller,
car deux tournois,
trois parisis, cinq vienois
ne peuvent pas faire un bourgeois (1)
d’un pauvre nu.
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Et avril entre,
et ils n’ont rien à part leur ventre.
Mais ils sont vite et prompts et prestes
s’ils ont enjeu.
lors vous les verriez s’affairer
à prendre et à jeter les dés :
voici la joie !
Il n’y a pas si nu qui ne s’égaie ;
plus sont seigneurs que rats sur meule
tout cet été.
Trop ont grande froidure été ;
or Dieu leur a prêté un temps
où il fait chaud,
nulle autre chose les occupe :
ils savent tous marcher pieds nus.
(1) Jeu de mots ; bourgeois désigne aussi une monnaie
Traduit du vieux français par Serge Wellens
in, Revue « Poésie 1, N°7 »
Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969
Le dit de la grièche d’été
Evoquant ma grande folie
Qui n’est ni gente ni jolie
Mais par trop laide,
Et laid est celui qui y cède,
Sept jours sur sept je pleure et plaide
Non sans raison ;
Nul n’a connu un tel blason !
En hiver, toute une saison
J’ai tant oeuvré
Et, oeuvrant, si bien manoeuvré
Que je n’ai pas pu recouvrer
Harde d’usage.
Fol ouvrier et fol usage
Que d’oeuvrer pour un tel ravage :
Tout tourne en perte
Et la grièche en bonne experte
Dit : « Echec à la découverte »
A qui la sert,
Après quoi l’étau se resserre.
Toi, prenant l’été pour l’hiver,
Claques du bec,
Et la grièche dit ; « Echec ! ».
A peine un sac pour être au sec :
Bonjour, la dèche !
De Grèce vint grièche en esche :
Bourgogne en est briarde et sèche.
Tant sont venus
De valets qu’elle a retenus,
Gens de sa troupe allant tout nus
Et sans chaussures
Par la chaleur ou la glaçure !
Son plus haut sénéchal, c’est sûr,
N’a nippe entière :
La grièche, c’est sa manière,
Veut des gens de mise légère,
Suite soumise,
Soit en cotte, soit en chemise.
Elle aime ces gans que je vise...
Les riches, point,
Qu’elle assomme à bons coups de points,
S’avise s’ils sont bien-en-point
Et ce qu’ils ont,
Les fait pleurer - triste leçon –
Et bien souvent manger du son
Au lieu de blé.
Y repenser me fait trembler...
Voyez les joueurs assemblés.
Je peux le dire :
Je connais leurs tourments les pires...
Mi-mars, quand le froid se retire,
Ils jouent, ils chantent
Et, tout en musiquant, se vantent :
Si deux dés ne les désenchantent,
A eux la robe !
L’espoir leur sert le vent qu’ils gobent
Et la grièche les dérobe :
C’est bourse vide.
Pour finir, le jeu tourne bride.
Le fil se tisse et se dévide...
Leurs projets sombrent.
Nul beau coup, de chance pas l’ombre.
Qu’y peuvent-ils ? Le sort est sombre
Et dur l’affront...
L’un a l’argent, Dieu les jurons.
Il faut des projets qui tiendront :
Deux sols tournois,
Trois parisi et cinq viennois
Ne feront jamais un bourgeois *
D’un gueux fini.
Ce n’st ni mépris ni déni :
Je dis qu’autre usage est permis
De cet argent.
Pour eux, s’en défaire est urgent :
L’argent brûle les doigts des gens.
N’ayant que faire
De cet argent voici l’affaire :
« Tavernier, du vin, et du cher ! »
C’est la riboule !
Ils ne boivent pas, ils s’engoulent,
Ils s’en mettent tant plein la goule
Qu’ils en oublient
Qu’il faut acheter des habits.
Riches sont-ils mais d’où jaillit
Cette richesse ?
Ils n’ont plus rien quand ils se dressent
Et pour payer quelle paresse !
Adieu la fête !
Adieu, romans, adieu, bluettes !
Ils s’en vont nus comme des bêtes
Bonsoir, gaieté !
Lendemain : bonjour pauvreté !
Les dés on pauvrement acté ;
Ce fut Carême
Qui leur fut bien dur tout de même :
Pas plus de poisson que de crème
N’en ont-ils eu.
Ils ont tout joué et tout bu,
Se sont abusés par abus.
Rutebeuf dit :
« Leur vieux manteau, pour trois radis,
Ils l’ont vendu à l’étourdie.
Qu’ils aient deux sous,
Vous les verrez miser en fous,
Prendre les dés, risquer des coups.
Or, avril, entre...
Ils n’ont que la peau sur le ventre
Mais les voilà vifs, prompts, que diantre,
Et c’est la joie !
Tout nus qu’ils soient, ils sont les rois,
Plus fiers que rats en sacs de noix
Pour tout l’été :
En froid si dur ont-ils été !
Or dieu donne un temps de clarté
Où il fait chaud
Et d’autre chose il ne leur chaut :
Ils vont pieds nus, gais et déchaux.
* Rutebeuf joue sur le double sens de « bourgeois » : il y avais des sols tournois (frappés à Tours), parisis (frappés à Paris) et bourgeois (frappés à Tours)
Traduction de Françoise Morvan
In, Rutebeuf : « Le dit de la grièche d’hiver
et autres poèmes de l’infortune »
Editions Mesures, 2023
Du même auteur :
Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de grève (08/04/2019)
La grièche d’hiver (08/04/20)
La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)
Le mariage Rutebeuf (08/04/2023)
La complainte Rutebeuf (1et 2) (08/04/2024)
La griesche d’este
En recordant ma grant folie,
Qui n’est ne gente ne jolie
Ainz est vilaine
Et vilains cil qui la demaine,
Me plaing set jors en la semaine
Et par reson.
Si esbahiz ne fu mes hom,
Qu’en yver toute la seson
Ai si ouvré
Et en ouvrant m’ai aouvré
Qu’en ouvrant n’ai rien recouvré
Dont je me cuevre.
Ci a fol ouvrier et fole oevre
Qui par ouvrer riens ne recuevre :
Tout torne a perte ;
Et la griesche est si aperte
Qu’ « eschet » dit à la « descouverte »
A son ouvrier,
Dont puis n’i a nul recouvrier.
Juingnet li fet sambler février.
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Tant a venu
De la gent qu’ele a retenu,
Sont tuit cil de sa route nu
Et tuit deschaus ;
Et par les froiz et par les chaus,
Nés li plus mestres seneschaus
N’ont robe entiere.
La griesche est de tel manière
Qu’ele veut avoir gent légiere
En son servise :
Une eure en cote, autre en chemise.
Tel gent aime com je devise,
Trop het riche homme ;
S’aus poins le tient éle l’assomme.
En cort terme set bien la somme
De son avoir :
Plorer li fet son nonsavoir ;
Sovent li fet gruel avoir,
Qui qu’ait avaine.
Tremblé m’en a la mestre vaine.
Or vous dirai de lor couvaine :
J’en ai assez.
Sovent en ai esté lassez.
Mi marz, que li frois est passez,
Notent et chantent ;
Li un et li autre se vantent
Que, se dui dé ne les enchantent,
Il avront robe.
Espérance les sert de lobe,
Et la griesche les desrobe :
La borse est vuide.
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Aillors covient lor pensrers voise,
Quar dui tornois,
trois paresis, cinq vienois
Ne pucent pas fère un borgois
D’un nu despris.
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Et avril entre,
Et il n’ont riens defors le ventre.
Lors sont il viste et prunte et entre
S’il ont que metre ;
Lors les veriiez entremetre
De dez prendre et de dez jus metre :
Ez vous la joie !
N’i a si nu qui ne s’esjoie ;
Plus sont seignor que ras sus moie
Tout cel esté.
Trop ont en grant froidure esté ;
Or lor a Diex un tens presté
Où il fet chaut,
Et d’autre chose ne lor chaut :
Tuit ont apris aler deschaut.