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Le bar à poèmes
8 avril 2021

Rutebeuf (1230 – 1285) : La grièche d’été / La griesche d'este

0[1]

La grièche d’été

 

En rappelant ma grand folie

qui n’est ni gente, ni jolie

mais est vilaine

et vilain celui qui la conte,

me plains sept jours en la semaine

et par raison.

Jamais nul ne fut si perdu !

En hiver toute la saison

j’ai tant œuvré

et je me suis tant appliqué

qu’en oeuvrant n’ai rien recouvré

dont je me couvre.

C’est fol ouvrier et folle œuvre

qui par son travail rien ne gagne :

tout tourne à perte

et la grièche est si experte

qu’« échec » dit « à la découverte »

à son servant

qui n’a plus alors nul recours.

Juillet lui semble février.

.......................

Tant sont venus

des gens qu’elle a retenus ;

tous ceux de sa troupe sont nus

et déchaussés ;

et par les froids et les chaleurs,

même le plus grand sénéchal

n’a robe entière.

C’est la façon de la grièche

qu’elle veut avoir gent légère (*)                           (*) légèrement vêtue

 

à son service :

une heure en cotte, une autre en chemise.

Telle gent aime, je vous dis,

trop hait riche homme :

à point le tient, à poing l’assomme.

En peu de temps il sait la somme

De son avoir ;

Pleurer le fait son ignorance ;

Il n’a souvent que du gruau

quand les autres ont de l’avoine.

Tremblé m’en a la grande veine.

De leur conduite, vous dirai :

j’en ai assez,

souvent j’en ai été lassé.

Mi-mars quand le froid est passé

Ils (*) notent (**) et chantent ;                   (*) les musiciens, (**) jouent de la musique

Les uns et les autres se vantent

Que, si deux dés ne les enchantent,

Ils auront robe.

L’espérance les sert en ruse

et la grièche les détrousse ;

la bourse est vide.

.................

Ailleurs leur esprit doit aller,

car deux tournois,

trois parisis, cinq vienois

ne peuvent pas faire un bourgeois (1)

d’un pauvre nu.

..........................................

Et avril entre,

et ils n’ont rien à part leur ventre.

Mais ils sont vite et prompts et prestes

s’ils ont enjeu.

lors vous les verriez s’affairer

à prendre et à jeter les dés :

voici la joie !

Il n’y a pas si nu qui ne s’égaie ;

plus sont seigneurs que rats sur meule

tout cet été.

Trop ont grande froidure été ;

or Dieu leur a prêté un temps

où il fait chaud,

nulle autre chose les occupe :

ils savent tous marcher pieds nus.

 

 

(1)     Jeu de mots ; bourgeois désigne aussi une monnaie

 

Traduit du vieux français par Serge Wellens

in, Revue « Poésie 1, N°7 »

Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969

 

Le dit de la grièche d’été

 

Evoquant ma grande folie

Qui n’est ni gente ni jolie

Mais par trop laide,

Et laid est celui qui y cède,

Sept jours sur sept je pleure et plaide

Non sans raison ;

Nul n’a connu un tel blason !

En hiver, toute une saison

J’ai tant oeuvré

Et, oeuvrant, si bien manoeuvré

Que je n’ai pas pu recouvrer

Harde d’usage.

Fol ouvrier et fol usage

Que d’oeuvrer pour un tel ravage :

Tout tourne en perte

Et la grièche en bonne experte

Dit : « Echec à la découverte »

A qui la sert,

Après quoi l’étau se resserre.

Toi, prenant l’été pour l’hiver,

Claques du bec,

Et la grièche dit ; « Echec ! ».

A peine un sac pour être au sec :

Bonjour, la dèche !

De Grèce vint grièche en esche :

Bourgogne en est briarde et sèche.

Tant sont venus

De valets qu’elle a retenus,

Gens de sa troupe allant tout nus

Et sans chaussures

Par la chaleur ou la glaçure !

Son plus haut sénéchal, c’est sûr,

N’a nippe entière :

La grièche, c’est sa manière,

Veut des gens de mise légère,

Suite soumise,

Soit en cotte, soit en chemise.

Elle aime ces gans que je vise...

Les riches, point,

Qu’elle assomme à bons coups de points,

S’avise s’ils sont bien-en-point

Et ce qu’ils ont,

Les fait pleurer - triste leçon –

Et bien souvent manger du son

Au lieu de blé.

Y repenser me fait trembler...

Voyez les joueurs assemblés.

Je peux le dire :

Je connais leurs tourments les pires...

Mi-mars, quand le froid se retire,

Ils jouent, ils chantent

Et, tout en musiquant, se vantent :

Si deux dés ne les désenchantent,

A eux la robe !

L’espoir leur sert le vent qu’ils gobent

Et la grièche les dérobe :

C’est bourse vide.

Pour finir, le jeu tourne bride.

Le fil se tisse et se dévide...

Leurs projets sombrent.

Nul beau coup, de chance pas l’ombre.

Qu’y peuvent-ils ? Le sort est sombre

Et dur l’affront...

L’un a l’argent, Dieu les jurons.

Il faut des projets qui tiendront :

Deux sols tournois,

Trois parisi et cinq viennois

Ne feront jamais un bourgeois *

D’un gueux fini.

Ce n’st ni mépris ni déni :

Je dis qu’autre usage est permis

De cet argent.

Pour eux, s’en défaire est urgent :

L’argent brûle les doigts des gens.

N’ayant que faire

De cet argent voici l’affaire :

« Tavernier, du vin, et du cher ! »

C’est la riboule !

Ils ne boivent pas, ils s’engoulent,

Ils s’en mettent tant plein la goule

Qu’ils en oublient

Qu’il faut acheter des habits.

Riches sont-ils mais d’où jaillit

Cette richesse ?

Ils n’ont plus rien quand ils se dressent

Et pour payer quelle paresse !

Adieu la fête !

Adieu, romans, adieu, bluettes !

Ils s’en vont nus comme des bêtes

Bonsoir, gaieté !

Lendemain : bonjour pauvreté !

Les dés on pauvrement acté ;

Ce fut Carême

Qui leur fut bien dur tout de même :

Pas plus de poisson que de crème

N’en ont-ils eu.

Ils ont tout joué et tout bu,

Se sont abusés par abus.

Rutebeuf dit :

« Leur vieux manteau, pour trois radis,

Ils l’ont vendu à l’étourdie.

Qu’ils aient deux sous,

Vous les verrez miser en fous,

Prendre les dés, risquer des coups.

Or, avril, entre...

Ils n’ont que la peau sur le ventre

Mais les voilà vifs, prompts, que diantre,

Et c’est la joie !

Tout nus qu’ils soient, ils sont les rois,

Plus fiers que rats en sacs de noix

Pour tout l’été :

En froid si dur ont-ils été !

Or dieu donne un temps de clarté

Où il fait chaud

Et d’autre chose il ne leur chaut :

Ils vont pieds nus, gais et déchaux.

 

* Rutebeuf joue sur le double sens de « bourgeois » : il y avais des sols tournois (frappés à Tours), parisis (frappés à Paris) et bourgeois (frappés à Tours)

 

 

Traduction de Françoise Morvan

In, Rutebeuf : « Le dit de la grièche d’hiver

et autres poèmes de l’infortune »

Editions Mesures, 2023

Du même auteur :

Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de grève (08/04/2019)

La grièche d’hiver (08/04/20)

La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)

Le mariage Rutebeuf  (08/04/2023)

La complainte Rutebeuf  (1et 2) (08/04/2024)

 

La griesche d’este

 

En recordant ma grant folie,

Qui n’est ne gente ne jolie

Ainz est vilaine

Et vilains cil qui la demaine,

Me plaing set jors en la semaine

Et par reson.

Si esbahiz ne fu mes hom,

Qu’en yver toute la seson

Ai si ouvré

Et en ouvrant m’ai aouvré

Qu’en ouvrant n’ai rien recouvré

Dont je me cuevre.

Ci a fol ouvrier et fole oevre

Qui par ouvrer riens ne recuevre :

Tout torne a perte ;

Et la griesche est si aperte

Qu’ « eschet » dit à la « descouverte »

A son ouvrier,

Dont puis n’i a nul recouvrier.

Juingnet li fet sambler février.

............................................................

Tant a venu

De la gent qu’ele a retenu,

Sont tuit cil de sa route nu

Et tuit deschaus ;

Et par les froiz et par les chaus,

Nés li plus mestres seneschaus

N’ont robe entiere.

La griesche est de tel manière

Qu’ele veut avoir gent légiere

En son servise :

Une eure en cote, autre en chemise.

Tel gent aime com je devise,

Trop het riche homme ;

S’aus poins le tient éle l’assomme.

En cort terme set bien la somme

De son avoir :

Plorer li fet son nonsavoir ;

Sovent li fet gruel avoir,

Qui qu’ait avaine.

Tremblé m’en a la mestre vaine.

Or vous dirai de lor couvaine :

J’en ai assez.

Sovent en ai esté lassez.

Mi marz, que li frois est passez,

Notent et chantent ;

Li un et li autre se vantent

Que, se dui dé ne les enchantent,

Il avront robe.

Espérance les sert de lobe,

Et la griesche les desrobe :

La borse est vuide.

...............................................................


Aillors covient lor pensrers voise,

Quar dui tornois,

trois paresis, cinq vienois

Ne pucent pas fère un borgois

D’un nu despris.

.........................................................

Et avril entre,

Et il n’ont riens defors le ventre.

Lors sont il viste et prunte et entre

S’il ont que metre ;

Lors les veriiez entremetre

De dez prendre et de dez jus metre :

Ez vous la joie !

N’i a si nu qui ne s’esjoie ;

Plus sont seignor que ras sus moie

Tout cel esté.

Trop ont en grant froidure esté ;

Or lor a Diex un tens presté

Où il fet chaut,

Et d’autre chose ne lor chaut :

Tuit ont apris aler deschaut.

 

 

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