Rutebeuf (1230 – 1285) : La mort (la repentance) Rutebeuf / La mort Rustebuef
La mort Rutebeuf
Il me faut laisser là, la rime
car je me dois bien étonner
de l’avoir tenue si longtemps.
Bien me doit le cœur larmoyer
de n’avoir pas su m’employer
à servir Dieu parfaitement,
j’ai plutôt mis entendement
en jeux et en ébattements,
sans daigner même dire un psaume.
Si pour moi n’est au jugement
Celle en qui Dieu reçut asile,
j’ai conclu bien mauvais marché.
Je serai tard au repentir,
car il ne sut jamais sentir
mon fol cœur, ce qu’est repentance,
ni à bien faire consentir !
Comment oserais-je parler
quand même le juste doit craindre ?
J’ai toujours engraissé ma panse
de l’avoir et du bien d’autrui :
bon clerc qui sait le mieux mentir !
Si je dis : « C’est par ignorance,
que ne sais ce qu’est pénitence »,
cela ne me peut garantir.
Garantir ? hélas ! Comment donc ?
Dieu ne fit-il bonté entière
en me donnant sens et savoir
lui qui me fit à son image ?
Encor me fit bonté plus chère
lui qui voulut mourir pour moi.
Il me donna de décevoir
l’Ennemi qui me veut avoir
et mettre en sa prison première ;
là d’où nul ne peut se reprendre
par prière ni par argent :
je n’en vois pas qui en revienne.
J’ai fait du corps la volonté,
j’ai fait des rimes, j’ai chanté
sur les uns pour aux autres plaire,
l’Ennemi m’en a enchanté,
il a fait mon âme orpheline
pour la mettre en félon repaire.
Si celle en qui tout bien s’éclaire
ne prend en cure mon affaire
de male rente m’a doté
mon cœur où j’ai tant d’adversaires :
physiciens ni apothicaires
ne me peuvent donner santé.
Je connais une physicienne
telle qu’à Lyon ou à Vienne,
aussi loin que s’étend le monde
n’y a si bonne chirurgienne.
Il n’est de plaie aussi ancienne
qu’elle ne nettoie et n’écure
dès qu’elle y veut mettre sa cure.
Elle purgea de vie obscure
la très benoîte Egyptienne (*) :
A Dieu la rendit nette et pure.
Puisqu’il est vrai, qu’elle prenne en cure
ma misérable âme chrétienne !
Quand je vois mourir faible et fort
comment prendrais-je en moi confort
qui de mort me puisse défendre ?
N’en vois nul, tant y fasse effort
qui des pieds ne perd contrefort ;
elle fait corps à terre étendre.
Que puis-je, à part la mort, attendre ?
La mort ne laisse dur ou tendre
pour bien qu’on lui donne à plain bord
et quand le corps est mis en cendre
il convient à Dieu, raison rendre
de tout ce qu’il fit jusqu’à mort.
Or j’ai tant fait que je ne puis ;
il me faut demeurer tranquille ;
Plaise à Dieu qu’il ne soit trop tard !
Tous les jours j’ai accru mon faix,
et chacun dit, clerc ou laïc :
« Plus le feu couve, plus il arde ».
J’ai pensé abuser Renard :
or n’y valent engins ni arts,
il est paisible en son palais.
Tandis que ce siècle s’achève
il me faut aller autre part :
je le laisse à qui le désire.
Traduit du vieux français par Serge Wellens
in, Revue « Poésie 1, N°7 »
Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969
La repentance Rutebeuf
I
Je dois cesser de rimailler :
J’ai bien de quoi être effrayé
D’avoir rimé si longuement.
Mon cœur a de quoi larmoyer :
Jamais je n’ai su m’employer
A servir Dieu parfaitement.
J’ai mis tout mon entendement
Aux jeux et aux amusements.
Sans dire psaume, sans prier.
Si ne m’assiste au Jugement
Celle ou Dieu vint secrètement
Au jeu du sort, j’ai mal parié.
II
Il est tard pour se repentir !
Las, jamais il n’a su sentir
Ce coeur fou, ce qu’est repentance
Ni à bien faire consentir.
Moi, que pourrai-je oser dire
Quand les justes auront doutance ?
J’ai toujours engraissé ma panse
Du bien d’autrui de sa pitance.
Quand bon clerc suis-je, à bien mentir !
Si je dis ; « C’est par ignorance :
Je ne sais ce qu’est pénitence »,
Cela ne peut me secourir
III
Secourir ! en quelle manière ?
N’est-ce Dieu par bonté entière
Qui me donna sens et savoir,
Me créant selon Sa lumière ?
Encore, en sa bonté plénière,
Voulut-il la mort recevoir.
Le sens est fait pour décevoir
L’Ennemi qui me veut avoir
Et mettre en sa prison première,
Là d’où nul ne se peut ravoir
Ni pour prière ou pour avoir :
Nul ne peut revenir arrière.
IV
Du coup j’ai fait les volontés.
J’ai fait des vers et j’ai chanté
Pour nuire aux uns, aux autres plaire :
L’Ennemi m’a bien envoûtée,
Mon âme, il l’a désorientée
Pour la mener dans son repaire.
Si Celle en qui tout bien s’éclaire
N’essaie de me ressusciter,
Le malheur dont a hérité
Mon cœur où tout m’est si contraire,
Médecins ni apothicaires
Ne me rendront pas la santé
V
Je connais une physicienne.
Et, vrai, ni à Lyon ni à Vienne
Ni dans le monde entier, c’est sûr,
Il n’est si bonne chirurgienne.
Il n’est de plaie, fût-elle ancienne,
Qu’elle nr nettoie et récure
Pour peu qu’elle la soigne et cure.
Elle lava la vie obscure
De Sainte-Marie l’Egyptienne (*)
Pour la rendre à Dieu nette et pure.
Or, puisse-t-elle prendre en cure
Aussi ma pauvre âme chrétienne.
VI
Je vois mourir faibles et forts :
Où prendre en moi le réconfort
Qui me puisse de mort défendre ?
Tel qui s’arcboute à grand effort,
Elle, écrasant, supports, renforts,
Elle le fait à terre étendre.
Que puis-je à part la mort attendre ?
La mort n’épargne durs ni tendres,
Quoi qu’on lui offre, agent ou or,
Et, quand le corps est mis en cendre,
Il faut à l’âme raison rendre
De ce qu’on fit jusqu’à la mort.
VII
J’en ai tant fait, je n’en peux mais,
Il faut que je me tienne en paix.
Dieu fasse qu’il ne soit trop tard !
Chaque jour j’ai accru mon faix.
Clairs et laïcs disent, c’est vrai :
« Plus le feu couve, plus il ard. »
Je pensais abuser Renart.
Rien ne sert, ni ruse ni art :
Il vit tranquille en son palais.
De moi ce monde se sépare :
Il me faut partir pour ma part.
Mise qui veut ; les jeux sont faits.
(*) Sainte Marie l’Egyptienne, ancienne prostituée convertie par l’intercession de la Vierge.
Traduction de Françoise Morvan
In, Rutebeuf : « Le dit de la grièche d’hiver
et autres poèmes de l’infortune »
Editions Mesures, 2023
Du même auteur :
Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de greive (08/04/2019)
La grièche d’hiver (08/04/20)
La grièche d’été / la griesche d’este (08/04/2021)
La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)
Le mariage Rutebeuf (08/04/2023)
La complainte Rutebeuf (1 et 2) (08/04/2024)
La mort Rustebuef
OU CI ENCOUMENCE
La repentance Rustebuef
Lessier m’estuet le rimoier,
Quar je me doi mult esmaier
Quant tenu l’ai si longuement :
Bien me doit le cuer lermoier
C’onques ne me poi amoier
A Dieu servir parfètement ;
Ainz ai mis mon entendement
En geu et en esbatement,
Qu’ainz ne daignai nès saumoier :
Se por moi n’est au jugement
Cele où Diex prist aombrement,
Mau marchié pris au paumoier.
Tart serai mès au repentir.
Las moi ! c’onques ne sot sentir
Mes fols cuers quels est repentance,
N’à bien fère lui assentir !
Comment oseroie tentir
Quant nès li juste auront doutance ?
J’ai toz jors engressié ma pance
D’autrui chatel, d’autrui substance.
Ci a bon cler au miex mentir :
Se je di : « C’est par ignorance
Que je ne sai qu’est pénitance, »
Ce ne me puet pas garantir.
Garantir ! las ! en quel manière ?
Ne me fit Diex bonté entière,
Qui me dona sens et savoir,
Et me fist à sa forme fière ?
Encor me fist bonté plus chière,
Que por moi vout mort recevoir.
Sens me dona de decevoir
L’anemi qui me veut avoir
Et metre en sa chartre première,
Là dont nus ne se puet r’avoir :
Por prière ne por avoir,
N’en voi nus qui reviegne arrière.
J’ai fet au cors sa volenté ;
J’ai fet rimes, et s’ai chanté
Sor les uns por aus autres plère,
Dont anemis m’a enchanté
Et m’âme mise en orfenté
Por mener à félon repère.
Se cele en qui toz biens resclère
Ne prent en cure mon afère,
De male rente m’a renté
Mes cuers, où tant truis de contraire :
Fisicien, n’apoticaire,
Ne me puéent doner santé.
Je sai une fisiciene
Que à Lions, ne à Viane,
Ne tant comme li siècles dure,
N’a si bone serurgienne.
N’est plaie, tant soit anciene,
Qu’ele ne nétoie et escure
Puis qu’ele i veut metre sa cure.
Ele espurja de vie obscure
La bénéoite Egypciene
;
A Dieu la rendi nete et pure :
Si com c’est voirs, si praingne en cure
Ma lasse d’âme crestiene !
Puis que morir voi foible et fort,
Comment prendrai en moi confort,
Que de mort me puisse défendre ?
N’en voi nul, tant ait grant effort,
Qui des piez n’ost le contrefort ;
Si fet le cors à terre estendre.
Que puis-je, fors la mort atendre ?
La mort ne lest ne dur ne tendre,
Por avoir que l’en li aport,
Et quant li cors est mis en cendre
Si covient à Dieu reson rendre
De quanques fist dusqu’à la mort.
Or ai tant fet que ne puis mès,
Si me covient tenir en pès :
Diex doinst que ce ne soit trop tart !
Toz jors ai acréu mon fès,
Et oï dire à clers et à lès :
« Com plus couve li feus, plus art. »
Je cuidai engingnier Renart ;
Or n’i valent engin ne art,
Qu’asséur est en son palès.
Por cest siècle qui se départ
M’en covient partir d’autre part :
Qui que l’envie, je le lès.