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Le bar à poèmes
8 avril 2025

Rutebeuf (1230 – 1285) : La mort (la repentance) Rutebeuf / La mort Rustebuef

 

 

La mort Rutebeuf

 

Il me faut laisser là, la rime


car je me dois bien étonner


de l’avoir tenue si longtemps.


Bien me doit le cœur larmoyer


de n’avoir pas su m’employer 


à servir Dieu parfaitement, 


j’ai plutôt mis entendement


en jeux et en ébattements, 


sans daigner même dire un psaume.


Si pour moi n’est au jugement


Celle en qui Dieu reçut asile, 


j’ai conclu bien mauvais marché.

 

 

Je serai tard au repentir,


car il ne sut jamais sentir


mon fol cœur, ce qu’est repentance,


ni à bien faire consentir !


Comment oserais-je parler


quand même le juste doit craindre ?


J’ai toujours engraissé ma panse


de l’avoir et du bien d’autrui :


bon clerc qui sait le mieux mentir !


Si je dis : « C’est par ignorance,


que ne sais ce qu’est pénitence », 


cela ne me peut garantir.

 

 

Garantir ? hélas ! Comment donc ?


Dieu ne fit-il bonté entière


en me donnant sens et savoir


lui qui me fit à son image ?


Encor me fit bonté plus chère


lui qui voulut mourir pour moi.


Il me donna de décevoir


l’Ennemi qui me veut avoir


et mettre en sa prison première ;


là d’où nul ne peut se reprendre


par prière ni par argent : 


je n’en vois pas qui en revienne.

 

 

J’ai fait du corps la volonté,


j’ai fait des rimes, j’ai chanté


sur les uns pour aux autres plaire,


l’Ennemi m’en a enchanté,


il a fait mon âme orpheline


pour la mettre en félon repaire.


Si celle en qui tout bien s’éclaire


ne prend en cure mon affaire


de male rente m’a doté


mon cœur où j’ai tant d’adversaires :


physiciens ni apothicaires


ne me peuvent donner santé.

 

 

Je connais une physicienne


telle qu’à Lyon ou à Vienne,


aussi loin que s’étend le monde


n’y a si bonne chirurgienne.


Il n’est de plaie aussi ancienne 


qu’elle ne nettoie et n’écure


dès qu’elle y veut mettre sa cure.


Elle purgea de vie obscure


la très benoîte Egyptienne (*) 


A Dieu la rendit nette et pure.


Puisqu’il est vrai, qu’elle prenne en cure 


ma misérable âme chrétienne !

 

 

Quand je vois mourir faible et fort


comment prendrais-je en moi confort


qui de mort me puisse défendre ?


N’en vois nul, tant y fasse effort


qui des pieds ne perd contrefort ;


elle fait corps à terre étendre.


Que puis-je, à part la mort, attendre ?


La mort ne laisse dur ou tendre


pour bien qu’on lui donne à plain bord


et quand le corps est mis en cendre


il convient à Dieu, raison rendre


de tout ce qu’il fit jusqu’à mort.

 

 

Or j’ai tant fait que je ne puis ;


il me faut demeurer tranquille ;


Plaise à Dieu qu’il ne soit trop tard !


Tous les jours j’ai accru mon faix,


et chacun dit, clerc ou laïc :


« Plus le feu couve, plus il arde ».


J’ai pensé abuser Renard :


or n’y valent engins ni arts,


il est paisible en son palais.


Tandis que ce siècle s’achève


il me faut aller autre part :


je le laisse à qui le désire.

 

 

 

 

Traduit du vieux français par Serge Wellens


in, Revue « Poésie 1, N°7 »


Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969 

 

 

 

La repentance Rutebeuf

 

I


Je dois cesser de rimailler :


J’ai bien de quoi être effrayé


D’avoir rimé si longuement.


Mon cœur a de quoi larmoyer :


Jamais je n’ai su m’employer


A servir Dieu parfaitement.


J’ai mis tout mon entendement


Aux jeux et aux amusements.


Sans dire psaume, sans prier.


Si ne m’assiste au Jugement


Celle ou Dieu vint secrètement


Au jeu du sort, j’ai mal parié.

 

 

II


Il est tard pour se repentir !


Las, jamais il n’a su sentir


Ce coeur fou, ce qu’est repentance


Ni à bien faire consentir.


Moi, que pourrai-je oser dire


Quand les justes auront doutance ?


J’ai toujours engraissé ma panse


Du bien d’autrui de sa pitance.


Quand bon clerc suis-je, à bien mentir !


Si je dis ; « C’est par ignorance :


Je ne sais ce qu’est pénitence »,


Cela ne peut me secourir

 

 

III


Secourir ! en quelle manière ?


N’est-ce Dieu par bonté entière


Qui me donna sens et savoir,


Me créant selon Sa lumière ?


Encore, en sa bonté plénière, 


Voulut-il la mort recevoir.


Le sens est fait pour décevoir


L’Ennemi qui me veut avoir


Et mettre en sa prison première,


Là d’où nul ne se peut ravoir


Ni pour prière ou pour avoir :


Nul ne peut revenir arrière.

 

 

IV


Du coup j’ai fait les volontés.


J’ai fait des vers et j’ai chanté


Pour nuire aux uns, aux autres plaire :


L’Ennemi m’a bien envoûtée,


Mon âme, il l’a désorientée


Pour la mener dans son repaire.


Si Celle en qui tout bien s’éclaire


N’essaie de me ressusciter,


Le malheur dont a hérité


Mon cœur où tout m’est si contraire, 


Médecins ni apothicaires


Ne me rendront pas la santé

 

 

V


Je connais une physicienne.


Et, vrai, ni à Lyon ni à Vienne


Ni dans le monde entier, c’est sûr,


Il n’est si bonne chirurgienne.


Il n’est de plaie, fût-elle ancienne,


Qu’elle nr nettoie et récure


Pour peu qu’elle la soigne et cure.


Elle lava la vie obscure


De Sainte-Marie l’Egyptienne (*)


Pour la rendre à Dieu nette et pure.


Or, puisse-t-elle prendre en cure


Aussi ma pauvre âme chrétienne.

 

 

VI


Je vois mourir faibles et forts :


Où prendre en moi le réconfort


Qui me puisse de mort défendre ?


Tel qui s’arcboute à grand effort,


Elle, écrasant, supports, renforts,


Elle le fait à terre étendre.


Que puis-je à part la mort attendre ?


La mort n’épargne durs ni tendres,


Quoi qu’on lui offre, agent ou or,


Et, quand le corps est mis en cendre,


Il faut à l’âme raison rendre


De ce qu’on fit jusqu’à la mort.

 

 

VII


J’en ai tant fait, je n’en peux mais,


Il faut que je me tienne en paix.


Dieu fasse qu’il ne soit trop tard !


Chaque jour j’ai accru mon faix.


Clairs et laïcs disent, c’est vrai :


« Plus le feu couve, plus il ard. »


Je pensais abuser Renart.


Rien ne sert, ni ruse ni art :


Il vit tranquille en son palais.


De moi ce monde se sépare :


Il me faut partir pour ma part.

 

Mise qui veut ; les jeux sont faits.

 

 

(*) Sainte Marie l’Egyptienne, ancienne prostituée convertie par l’intercession de la Vierge.

 

 

 

 

Traduction de Françoise Morvan


In, Rutebeuf : « Le dit de la grièche d’hiver 


et autres poèmes de l’infortune »


Editions Mesures, 2023


Du même auteur : 


Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de greive (08/04/2019)


La grièche d’hiver  (08/04/20)


La grièche d’été  / la griesche d’este (08/04/2021)


La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)


Le mariage Rutebeuf  (08/04/2023)


La complainte Rutebeuf  (1 et 2) (08/04/2024)

 

La mort Rustebuef


OU CI ENCOUMENCE


La repentance Rustebuef

 


Lessier m’estuet le rimoier,

 

Quar je me doi mult esmaier

 

Quant tenu l’ai si longuement :

 

Bien me doit le cuer lermoier

 

C’onques ne me poi amoier

 

A Dieu servir parfètement ;

 

Ainz ai mis mon entendement

 

En geu et en esbatement,

 

Qu’ainz ne daignai nès saumoier :

 

Se por moi n’est au jugement

 

Cele où Diex prist aombrement,

 

Mau marchié pris au paumoier.

 

 


Tart serai mès au repentir. 

 

Las moi ! c’onques ne sot sentir 

 

Mes fols cuers quels est repentance,

 

N’à bien fère lui assentir !

 

Comment oseroie tentir

 

Quant nès li juste auront doutance ?

 

J’ai toz jors engressié ma pance

 

D’autrui chatel, d’autrui substance.

 

Ci a bon cler au miex mentir :

 

Se je di : « C’est par ignorance

 

Que je ne sai qu’est pénitance, »

 

Ce ne me puet pas garantir.

 

 


Garantir ! las ! en quel manière ?

 

Ne me fit Diex bonté entière,

 

Qui me dona sens et savoir,

 

Et me fist à sa forme fière ?

 

Encor me fist bonté plus chière,

 

Que por moi vout mort recevoir.

 

Sens me dona de decevoir

 

L’anemi qui me veut avoir

 

Et metre en sa chartre première,

 

Là dont nus ne se puet r’avoir :

 

Por prière ne por avoir,

 

N’en voi nus qui reviegne arrière.

 

 


J’ai fet au cors sa volenté ;

 

J’ai fet rimes, et s’ai chanté

 

Sor les uns por aus autres plère, 

 

Dont anemis m’a enchanté

 

Et m’âme mise en orfenté

 

Por mener à félon repère.

 

Se cele en qui toz biens resclère

 

Ne prent en cure mon afère,

 

De male rente m’a renté

 

Mes cuers, où tant truis de contraire :

 

Fisicien, n’apoticaire,

 

Ne me puéent doner santé.

 

 


Je sai une fisiciene

 

Que à Lions, ne à Viane,

 

Ne tant comme li siècles dure,

 

N’a si bone serurgienne.

 

N’est plaie, tant soit anciene,

 

Qu’ele ne nétoie et escure

 

Puis qu’ele i veut metre sa cure.

 

Ele espurja de vie obscure

 

La bénéoite Egypciene 


;
A Dieu la rendi nete et pure :

 

Si com c’est voirs, si praingne en cure 

 

Ma lasse d’âme crestiene !

 

 


Puis que morir voi foible et fort,

 

Comment prendrai en moi confort,

 

Que de mort me puisse défendre ?

 

N’en voi nul, tant ait grant effort,

 

Qui des piez n’ost le contrefort ;

 

Si fet le cors à terre estendre.

 

Que puis-je, fors la mort atendre ?

 

La mort ne lest ne dur ne tendre,

 

Por avoir que l’en li aport,

 

Et quant li cors est mis en cendre

 

Si covient à Dieu reson rendre

 

De quanques fist dusqu’à la mort.

 

 


Or ai tant fet que ne puis mès,

 

Si me covient tenir en pès :

 

Diex doinst que ce ne soit trop tart !

 

Toz jors ai acréu mon fès,

 

Et oï dire à clers et à lès :

 

« Com plus couve li feus, plus art. »

 

Je cuidai engingnier Renart ;

 

Or n’i valent engin ne art,

 

Qu’asséur est en son palès. 

 

Por cest siècle qui se départ

 

M’en covient partir d’autre part : 

 

Qui que l’envie, je le lès. 
 

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