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Le bar à poèmes
8 avril 2024

Rutebeuf (1230 – 1285) : La complainte Rutebeuf (1)

 

La complainte de Rutebeuf

 

Nul besoin de vous rappeler

la honte dont je me suis couvert,

car vous connaissez déjà l’histoire,

          comment

j’épousai récemment ma femme,

qui n’était ni avenante ni belle.

          De là vint le mal

qui dura plus d’une semaine

car il débuta avec la pleine lune.

          Ecoutez donc,

vous qui me demandez des vers,

quels avantages j’ai retirés

          du mariage.

Je n’ai plus rien à mettre en gage ni à vendre :

il m’a fallu répondre à tant de besoins,

     faire face à tant de difficultés

que tout ce que j’ai fait est encore à refaire

si bien que je renonce à tout vous raconter

          cela m’entraînerait trop loin.

Dieu a fait de moi le frère de Job,

en m’enlevant brutalement

          tout ce que j’avais.

Avec mon œil droit qui était le meilleur,

je ne vois pas assez pour me guider

          et me diriger.

Quel amer et pénible chagrin

que pour cet œil il fasse nuit noire

          à midi !

Loin d’avoir tout ce que je pourrais souhaiter,

je continuerai de souffrir

          et de me tourmenter

dans ma misère extrême,

si ne viennent me relever les gens

          qui jusqu’ici,

ont eu la bonté de me secourir.

J’ai le coeur attristé et assombri

          d’être à ce point infirme,

car je n’y trouve pas mon bénéfice.

Maintenant je n’ai rien de ce que j’aime

          voilà mon malheur.

Je ne sais si mes excès en sont la cause ;

je jure de devenir sobre et mesuré

          (mais c’est après la faute !) 

et je jure de ne plus recommencer ;

mais à quoi bon ?Tout est consommé.

          J’ai mis du temps à changer,

j’ai trop mis de temps à me rendre compte

que j’étais déjà pris au piège

          en cette première année.

Que Dieu qui souffrit pour nous peine et passion,

me conserve la raison

          et sauve mon âme !

Voici que ma femme a mis au monde un enfant,

et que mon cheval s’est brisé une patte

          contre une palissade ;

voici que la nourrice réclame ses gages,

m’écorchant peau et pelisse

          pour nourrir l’enfant,

sinon il reviendra brailler dans la maison.

Que le Seigneur Dieu qui le fit naître

          lui donne de quoi manger

et lui envoie sa subsistance,

et qu’Il soulage aussi ma peine,

          afin que je puisse subvenir à ses besoins

et que la pauvreté ne m’interdise pas

de lui procurer son pain mieux

          que je ne fais !

Rien que d’y penser, je ne puis m’empêcher de trembler,

car à cette heure je n’ai chez moi

          ni tas ni fagot

de bûches pour cet hiver.

Jamais personne ne fut aussi accablé

          que je le suis, de vrai,

car jamais je n’eus si peu d’argent.

Mon propriétaire veut que je lui paie

          son loyer ;

j’ai presque entièrement vidé ma maison,

et je n’ai rien à me mettre sur le dos

          pour cet hiver.

Mes chansons sont pleines de tristesse et d’amertume,

bien différentes de mes poèmes

          de l’année passée.

Peu s’en faut que je ne délire quand j’y pense.

Inutile de chercher du tan pour me tanner

          car les soucis du réveil

suffisent bien à me tanner.

Mais, que je dorme, que je veille ou que je réfléchisse,

          je ne sais

où trouver des provisions

qui me permettent de passer les moments difficiles :

          voici la vie que je mène.

Mes gages sont tous engagés,

et ma maison déménagée

          car je suis resté couché

trois mois sans voir personne.

Quant à ma femme qui a eu un enfant,

          pendant tout un mois

elle fut à, deux doigt de la mort.

Pendant tout ce temps, j’étais couché

          dans un autre lit

où je trouvais bien peu d’agrément.

Jamais, à rester au lit, je n’eus moins

          de plaisir qu’alors,

car, de ce fait, je perds de l’argent

et je serai physiquement amoindri

       jusqu’à mon dernier jour.

Comme un malheur n’arrive jamais seul,

tout ce qui pouvait m’arriver

         m’est arrivé.

Que sont devenus mes amis

qui m’étaient si intimes

          et si chers ?

Je crois qu’ils sont bien rares :

faute de les avoir entretenus,

          je les ai perdus.

Ces amis m’ont maltraité

car jamais, tant que Dieu m’a assailli

     de tous côtés,

je n’en vis un seul chez moi,

je crois que le vent les a dispersés,

          l’amitié est morte :

ce sont amis que le vent emporte

et il ventait devant ma porte ;

          aussi furent-ils emportés

si bien que jamais personne ne me consola

ni ne m’apporta un peu de son bien.

          Voici la leçon que j’en tire :

le peu qu’on a, un ami le prend,

tandis qu’on se repend trop tard

          d’avoir dissipé

sa fortune pour se faire des amis,

car on ne les trouve pas décidés à vous aider

          en tout ou en partie.

Maintenant je laisserai la Fortune tourner sa roue

et m’appliquerai à me tire d’affaire

          si je le puis.

Il me faut aller vers mes loyaux protecteurs

qui sont délicats et généreux

          et qui m’ont déjà secouru.

Mes autres amis se sont gâtés :

je les envoie à la poubelle de Maître Orri

          et les lui abandonne.

On doit renoncer à eux

et les abandonner

          sans rien demander,

car il n’y a en eux rien que l’on puisse aimer,

rien que l’on doive appeler de l’amitié.

          Aussi je prie Celui

qui s’est fait trinité

et ne sait dire non

          à qui L’implore,

L’adore et L’appelle son seigneur,

et qui éprouve les gens qu’Il aime

          (aussi m’a-t-Il soumis à la tentation)

afin qu’Il m’accorde une bonne santé

et que je fasse Sa volonté

          sans faillir.

A mon seigneur qui est fils de roi,

j’envoie mon dit et ma complainte

          car j’ai besoin de lui

qui m’a aidé de si bonne grâce :

c’est le bon comte de Poitiers

          et de Toulouse ;

il devinera bien ce qui peut être utile

à l’homme en proie à de telles douleurs.

 

 

Adapté de l’ancien français par Jean Dufournet

in, Rutebeuf : « Poèmes de l’infortune et autres poèmes » 

Editions Gallimard (Poésie), 1986

Du même auteur :

Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de greive (08/04/2019)

La grièche d’hiver  (08/04/20)

La grièche d’été  / la griesche d’este (08/04/2021)

La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)

Le mariage Rutebeuf 08/04/2023)

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