Rutebeuf (1230 – 1285) : La complainte Rutebeuf (2)
La complainte Rutebeuf
Il ne convient que je vous conte
comment je me suis mis à honte
car bien avez ouï le conte
sur la manière
dont je pris ma femme dernière
qui n’était ni gente ni belle.
Lors naquit peine
qui dura plus d’une semaine
elle commença en lune pleine.
Or entendez
vous qui me demandez des rimes
comment j’ai trouvé avantage
à prendre femme.
Dieu m’a fait compagnon de Job,
car il m’a ravi d’un seul coup
tout mon avoir.
De l’œil droit dont je voyais mieux
je ne sais trouver mon chemin
ni me conduire.
C’est la douleur dolente et dure
qu’à midi il fait nuit obscure
pour cet œil-là.
Je n’ai pas tout ce que je veux
Mais suis dolent et je m’endeuille
profondément
car je suis au fond de l’abîme
si ne m’en tirent pas les gens
qui jusqu’ici
m’ont secouru de leur merci.
M’a fait le cœur triste et noirci
la maladie
car je n’y trouve pas mon gain.
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Maintenant ma femme a mis bas,
mon cheval s’est brisé la jambe
contre une lice
ma nourrice veut de l’argent,
(me poursuit et m’écorche vif)
pour nourrir l’enfant
sinon, chez moi, il viendra braire.
Le seigneur Dieu qui le fit naître
lui donne à boire
et lui accorde son soutien
et me donne soulagement
afin que je puisse l’aider ;
que la pauvreté ne me nuise
et qu’il gagne mieux sa pitance
que je ne fais !
Si m’affole, je n’en puis mais,
car je n’ai mesure ni faix,
en ma maison,
ni de bûches pour la saison.
Jamais nul ne fut si perdu
que je ne suis,
car jamais je n’ai eu si peu.
Mon hôte veut avoir l’argent
de sa maison
et j’en ai presque tout ôté ,
mes flancs sont nus
contre l’hiver.
Ces mots me sont durs et divers,
combien en sont changés mes vers
auprès d’antan ;
pour peu m’affole quand j’y pense.
Ne me faut pas tanner en tan
car le réveil
me tanne assez quand je m’éveille ;
je ne sais si je dors ou veille
ou si je pense ;
ou irai-je chercher l’argent
qui me permettra de survivre ?
Telle est ma vie
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Les maux ne savent seuls venir ;
tout ce qui pouvait m’advenir
m’est advenu.
Que sont mes amis devenus
que j’avais de si près tenus
et tant aimés ?
Je crois qu’ils sont trop clairsemés :
ils ne furent pas bien semés ;
ils ont failli.
De tels amis m’ont mal traité
car tant que Dieu m’a assailli
de tous côtés
n’en vis un seul en ma maison.
Je crois le vent les a ôtés
l’amour est morte :
ce sont amis que le vent emporte
et il ventait devant ma porte,
les emporta ;
nul ne s’en vint me consoler
et m’apporter un peu du sien.
Cela m’apprend
que chacun garde ce qu’il a ;
mais celui-là tard se repent
qui a trop mis
de son bien pour se faire amis,
qu’il ne trouve entier ou demi
à son secours.
Je laisse donc courir le sort
e cherche à m’en sortir tout seul
si je le puis.
Me faut aller vers les prud’hommes
qui sont courtois et débonnaires
et m’ont nourri.
Mes autres amis sont pourris :
je les envoie à maître Orri (1)
et les lui laisse.
On en doit bien faire son legs
et tels gens laisser en relais
sans réclamer,
il n’est rien en eux à aimer
que l’on doive à amour clamer.
Et à présent je prie Celui
qui a fait trois parties de lui
et ne sait refuser à nul
qui le réclame,
qui l’adore et Seigneur le clame
et qui tente tant ceux qu’il aime,
qu’il m’a tenté,
qu’il me donne bonne santé,
que je fasse sa volonté
paisiblement.
A mon seigneur le fils du roi
j’envoie mon dit et ma complainte,
tl m’est utile,
il m’a aidé bien volontiers :
c’est le bon comte de Poitiers
et de Toulouse ;
il saura bien ce que désire
celui qui se lamente ainsi.
(1) Maître Orry était le vidangeur de Paris.
Traduit du vieux français par Serge Wellens
in, Revue « Poésie 1, N°7 »
Librairie Saint-Germain-des-Prés, éditeur, 1969
Du même auteur :
Le dit des ribauds de grève / Le diz des ribaux de greive (08/04/2019)
La grièche d’hiver (08/04/20)
La grièche d’été / la griesche d’este (08/04/2021)
La pauvreté Rutebeuf / La povreté Rutebeuf (08/04/2022)
Le mariage Rutebeuf (08/04/2023)
La complainte Rutebeuf (1) (08/04/2024)