Hervé Carn (1949 -) : Le bruit du galop (I)
Le bruit du galop (I)
A Bernard Noël
Le pays que j’aime
Est aimé pour ses rives
Son océan ses écharpes
De pluies qui ruissellent
Sous les coups des meurtrissures
On célèbre son air
Dans les airs de valse
De flûte de musette
On célèbre ses femmes
Au port altier à la peau douce
On aimerait y vivre
On ne fait qu’y exister
On se pousse vers le bord
Du précipice d’où se jettent
Les garçons pour les pièces
D’une monnaie invisible
Que les dieux effacent en riant
J’aime ce pays comme les autres
Les autres miens les autres pays
Je pense à la chaleur du Sud
Au grand tam-tam de mon frère
Aux lacs ensommeillés des étés
De la Saxe ou d’ailleurs
J’aime tout j’aime tous
Là est ma faiblesse dis-tu
Oui je le sais j’aimerais
Mourir ici où là ici et là
J’aimerais flotter sur une nef
Que des guerriers flamboient
Que des marchands accostent
J’aimerais que mes restes
Se figent dans une veine d’ardoise
J’aimerais être pierre de feu
Dans un joyeux piston
Oui je le sais j’aimerais
Que ce pays rayonne
A jamais sur l’erre
Du jour béni
Des oiseaux des mers
Déposés sur la muraille
Que l’aube figure
La silhouette des rires
Des jeux des buées
Plaquées sur les toiles
D’araignée que le violon
Dompte et damne
Le cœur gonfle le rêve
De la nuit murmure
Effleure le plaisir
Le gai posthume
De l’ordinaire de la vie
Ce pays se dessine devant moi
Depuis longtemps on a chanté
Ses rocs ses lèvres ses rêves
Je l’ai fait aussi trop vite
Et mal dans la peau
D’un homme pressé ou trop lent
Quand la musiquette de la vie
Me pousse contre la vitre
Pour y chercher un baume
Au front brûlant
Je n’ai nul recul nul sentiment
Plus rien ne peut héler
Mon corps dans sa chute
Dans la lente déconstruction
Des certitudes des passions
Et bougent en cadences
Des membres étrangers
Oui la peau arrachée
La peau caressée
Qui rompt qui poudroie
Des duvets ondoyés
Sous la lumière
Cette peau d’air
De pierre de souvenirs
Dessine des musiques
Révèle les traces
De centons d’échos
Du pays pétrifié
De mots nés morts
De gisants de langues
Oubliées ou apprises
Mon front s’offre
Au sourire du muet
Qui me fait face
J’y ai des tombes des buttes
Des trous creusés par habitude
Cette terre me donne
Dans le dos dans les épaules
Quand je m’y couche
Des secousses de nouveau-né
J’y ai des pleurs des sourires
Des liquides versés dans la peine
Ou dans l’amour
Famille du sol de l’air
Tous les autres doivent y vivre
Comme moi comme les miens
On vous attend comme on me chasse
Peu importe car le vent
Est maître des lumières
De la forme des corps
Feuilles et mots s’envolent
Crépuscule livide étrange
Pourtant si familier
De la marée si grande
Le vent s’est essoufflé
A l’instant étreinte du gris
Rappel des images flouées
Dans le regret dans la mémoire
Fin d’un jour si reconnu
Comme les roches de l’aveugle
Fin d’espoir en pointillés
Pour lui donner l’allure
D’une silhouette
Il n’y a rien à faire
Sinon revivre tout est mort
Dans les morsures de l’attente
De l’impossible
Je constate avec regret
Que le soleil le vent
Me ramènent malgré moi
Aux amours défuntes
Aux corps putrides
Aux galeries inondées
Je donnerais beaucoup
A la jeune fille
A la fraiche caresse
D’une brise de petit matin
Il y avait tout çà
Pourtant quand tu disais
La nuit est belle
Tes bras sont chauds
Ta langue est vive
Ta peau est riche
Des terres et des rivières
J’aime mes songes
Dans leur retour
Ces blanches places
Désertées et muettes
Que le matin éclaire
Sans relâche
Sans provoquer le rire
Ou la colère
J’aime ces rêves
Accrochés aux songes
Quand l’espace
Se creuse de frissons
Que la vie se dépose
En longs fils d’ange
Suspendus entre les doigts
De l’arbre mort
Que tu caresses
Dans le vent de ce soir
Quand j’entends ton nom
Balancé dans la faille
Du temps et des contours
Nous sommes en train
De revenir vers le quai
Que le chariot faisait trembler
Que la terre faisait flotter
Sans la garantie du temps
Ô toi doigt du monde
Guette tes souffles et tes amers
Expulse tes remugles
Vers les pauvres rives
Des vers vermillon
Qui rampent dans l’amour
En souffles découragés
Dans un élan dérisoire
A jamais suspendu
Aux livres aux lèvres
Qui me disent les secrets
D’un monde qui n’est plus
Je marche dans mon rêve
Me cogne le crâne
Ricoche d’un mur à l’autre
Troue le plafond
Je revois si loin déjà
Un avenir dépassé
De formes humaines
Que mes mains étreignent
Vaines dans le vide
Se relèvent des montagnes
Dans les fumées
Jaunes des hivers
Pour étouffer l’air
Et j’aime ces rêves
Qui m’affrontent me hérissent
J’aime ces rêves
Qui me dégradent me méprisent
Jusqu’à faire de la nuit
L’abattoir aux filaments
Des sangs jetés dans le courant
Du fleuve aux sillages gris
Tu ne sais disais-tu
Comment pointe le jour
Son nez dans la gorge
Des immondices
Comment le jour s’y prend
Pour faire de ce corps
Abandonné une cathédrale
Dont les tours bouillonnent
Dont les pointes crèvent le ciel
Le vent emporte tout
Des objets des idées
Qui s’agglutinent
Dans les champs formes
Légères dérobées au regard
Privé de membres
Il faudra se glisser
Dans les ornières
Mouillées de ta salive
Des humeurs vives
De ton corps abandonné
Dans mon souvenir
Il faudra écarter
Les ruisseaux de la rive
Pour retrouver le chemin
Qui nous conduira vers nous
Dans un pays sans balises
Que grand est le monde
De permettre à l’esprit les écarts
Les retours vers la colère
Les élans vers l’horizon
Comment peut-on détruire
Les liens qui nous unissent
Entre nous les hommes
Quand le vent déchaîné
Brise arbres et songes
Quand la mer inonde
Prisons et magasins
Eglises et baladins
Quand pierres et incendies
Frappent les visages
Découpent les corps
Mutilent les enfants
Rendent le monde au vide
Seule est vivante
La cicatrice de l’amour
Dont les femmes
Jusqu’au bout du temps
Sauront taire le génie
En la rendant plus vive
Nous sommes agités
Dans le sommeil dans le jour
Par les secousses
D’une pensée rétive
A tous les dogmes
A tous les cris à tous les ordres
Sauf qu’elle se doit
De se serrer dans les langages
Malaxés par les bouches
Edentées par les machines
Qui se dérèglent
Mais vient ce nouveau jour
La marche est rapide
Vers la rivière engrangée
Des bois des forêts
Des mousses de pisses
De génisses que les hommes
Observent avec l’attention
Des marâtres avant l’autel
Il est doux de se glisser
Sur les rives quand la mer
Brise ses mascarets
Par lassitude par ennui
Comme nous les hommes
Le faisons trop souvent
Sans le reconnaître
Malgré la hargne
Qui rehausse les lèvres
Que faire dis-tu
De ces mots accrochés
Anneaux à tes doigts
Comme celui qui partit
Naguère dans la mer
Lors des noces de jeunesse
Peut-être les jeter
Dans l’air avec la force
Du trait magnétique
Que les mains antiques
Enfonçaient dans les corps
Tels les arbalétriers
Des peintres des légendes
Aux hauts de chausse
Rouges et mauves
Aux regards brûlants
Aux gestes sûrs
Mais devant l’air de porcelaine
Qui murmure des prénoms
Que serons-nous dis-tu
Dans les rares moments
Où les voix rocailleuses
Laissent l’esprit dans l’instant
Sans aucun sillage
Sans aucune image
De ceux que le passé
Aime à exhiber à imposer
Dans l’ombre dans les rais
D’une lumière trop vive
Quand le cœur les larmes
Le corps entier la petite âme
Sont secoués par le rire
D’une mort soudaine
Brutalement habitée
Oui le petit matin
A toujours le charme
Des premiers jours
Quand tu marchais
Sous les platanes bleus
Au milieu des phosphènes
Que la peau rafraîchie
Ramenait ta pensée
Au plus près de tes pas
Que le sang battait
De tempes à poitrine
Pour te dire ton émoi
A la vue d’une voisine
Elle claque les volets
Se penche vers toi
Ses yeux s’ouvrent
Sur le monde
Ou cet instant nocturne
D’un été chaud de juillet
Que la main fine et douce
Glisse de la tienne brûlante
Mouillée par la tension
De ton corps à la sentir
En même temps qu’à la savoir
Déjà prête à s’effacer
Pour rejoindre dans la nuit
Une autre main plus rugueuse
Et plus vaste comme ce monde
Que toi-même n’habites
Qu’à moins d’y lancer
Ces échelles de Jacob
Que tu t’attaches à saisir
Vainement depuis toujours
Avec douleur depuis ce jour
Et ce trait de froidure
Seul sur la chaussée
De la ville désertée
Par le vent par la bise
L’air entre toi
Provoque tes bronches
La douleur amoureuse
Des premiers jours
Vient t’habiter
Derrière ton œil
En un monocle éteint
Malgré les dards
Du soleil d’hiver
Malgré les vieux vers
De Virgile collés
Contre tes dents
En granulés de pierre
La mer toujours
Emporte les oiseaux
Ils plongent en cadence
Et trouent le silence
De chocs très courts
Nous serons ainsi jetés
Dans la mort d’un coup
Bref la lumière bleue
Montera vers le ciel
C’est ainsi que se rassurent
Les soldats les marins
Quand ils regardent
L’horizon la plaine
Les vagues où dérivent
Les lichens comme linceuls
Verdis par le temps
Par l’abandon du temps
Le ciel lui-même a chu
Sous l’horizon d’or
Les paupières cousues
Sur le désir qui menace
La planche posée
Entre présent et passé
La pensée se déplie
A l’intérieur de l’être
Il n’est pas sûr
De revoir le signe unique
Le geste dur des caracoles
Que le ciel tombe
Sur nous pensais-tu
Dans un rappel ému
Des ancêtres des pleureuses
Des coupes de vent
Lancées sur les forêts
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Le bruit du galop
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 2019
Du même auteur :
La brûlure (21/02/2015)
Ce monde est un désert (07/03/2020)
Le bruit du galop (II) (01/09/2021)
l’Arbre des flots (07/03/2022)
Le rire de Zakchaios (01/09/2022)
Petits secrets (1) (07/03/2023)
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