Lawrence Ferlinghetti (1919 -2021) : Un Coney Island de l’esprit (1 – 6) / A Coney Island of the mind (1 – 6)
Un Coney Island de l’esprit (1 – 6)
Le titre de ce recueil est emprunté à INTO THE NIGHT LIFE de Henry Miller. Il est
utilisé hors contexte, mais exprime ce que je ressentais vis à vis de ces poèmes lorsque
je les ai écrits : comme s’ils étaient, mis ensemble, une sorte de Coney Island de l’esprit,
une espèce de cirque de l’âme.
1.
Dans les plus grandes scènes de Goya nous voyons semble-t-il
les gens de ce monde
au moment exact où
pour la première fois ils reçurent ce titre
« humanité souffrante »
Ils se tordent sur la page
dans une véritable rage
contre l’adversité
Entassés
avec gémissements d’enfants et baïonnettes
sous des cieux de ciment
dans un paysage abstrait d’arbres foudroyés
statues penchées ailes de chauve-souris et becs
gibets glissants
cadavres et coqs carnivores
et tous les monstres hurlants ultimes
de
« l’imagination du désastre »
ils sont si criants de vérité
que c’est comme s’ils existaient encore
En effets ils existent
Seul le paysage a changé
Ils sont toujours alignés le long des routes
persécutés par des légionnaires
de faux moulins à vents et des coqs déments
Ce sont les mêmes gens
encore plus loin de chez eux
sur les autoroutes à cinquante voies
d’un continent de béton
scandé d’affiches doucereuses
où s’illustrent les illusions imbéciles du bonheur
Il y a moins de charrettes de condamnés dans le décor
mais plus de citoyens à bout de force
dans des voitures peintes
avec leurs plaques d’immatriculations étrangères
et leurs moteurs
ils dévorent l’Amérique
2
Traversant en voilier le détroit de Démos
nous avons vu des oiseaux symboliques
crier au-dessus de nous
tandis que planaient des aigles avides
et que des éléphants dans des baignoires
dérivaient vers la mer
grattant des mandolines tordues
et cautionnant à coups d’oreilles la gloire passée
alors que des vierges patriotiques
ornées de coquelicots en papier
la bouche pleine de bonbons
couraient sur le rivage
en nous interpellant plaintives
et comme nous nous attachions au mât
les oreilles bouchées par du chewing-gum
des ânes mourants sur les hautes collines
chantaient des airs graves
et des vaches joyeuses s’envolaient
en psalmodiant l’hymne athénien
pendant que leurs bouses devenaient des tulipes
et des hélicoptères d’Hélios
nous survolaient
en larguant des billets de train gratuits
pour un trajet Los Angeles-Paradis
et la promesse d’Elections Libres
Si bien que
nous avons hissé les voiles
sur ce navire funeste une fois de plus
et une fois de plus nous avons appareillé
sur la mer glougloutante
avec une cargaison de vestales libérées
et de discoboles lecteurs de Walden
mais
peu après avoir atteint
les rivages étranges de la banlieue
de cette grande demi-
démocratie américaine
nous nous sommes regardés
avec une légère surprise
silencieux sur un pic
à Darien
3
L’œil du poète voyant obscène
voit la surface du monde sphérique
avec ses toits ivres
avec ses oiseaux de bois sur les cordes à linge
ses mâles et ses femelles d’argile
jambes torrides et seins en bouton de rose
dans des lits escamotables
et ses arbres pleins de mystères
et ses parcs du dimanche aux statues sans paroles
et son Amérique
aux villes fantômes aux Ellis Island désertes
et son paysage surréaliste de
prairies insouciantes
banlieues supermarché
cimetières chauffés à la vapeur
jours fériés en cinéma
et cathédrales protestataires
un monde imperméable aux baisers tout de lunettes de WC en
plastique et tampax et taxis
cowboys drogués du store et vierges de las vegas
indiens déshérités et matrones cinéfolles
sénateurs pas romains et non-objecteurs consciencieux
et autres fragments exposés
de rêves d’immigrants devenus trop réels
et fourvoyés
parmi les corps qui bronzent
4
En une année surréaliste
d’hommes-sandwich et de bronzés
de tournesols morts et de vivants téléphones
des politicards domestiqués et leurs chefs de file
faisaient leur numéro
dans la sciure de leur piste de cirque
où les acrobates et les bombes humaines
emplissaient l’air comme des cris
lorsque quelque clown de sang-froid
poussa le bouton d’un champignon immangeable
et qu’une inaudible bombe du dimanche
tomba
saisissant le président et ses prières
au dix-neuvième trou
Oh ce fut un printemps
de feuilles en fourrure et de fleurs de cobalt
où les cadillacs tombaient en pluie parmi les arbres
noyant les pelouses sous la folie
alors que de tous les nuages artificiels
chutaient des myriades de gens sans ailes
survivants castrés de nagasaki
Et des tasses à thé perdues
pleines de nos cendres
flottaient dans les airs
5
Parfois pendant l’éternité
des types se pointent
et l’un d’entre eux
qui arrive vraiment en retard
est un genre de charpentier
venu d’un patelin bien carré
la Galilée par exemple
et le voilà qui vocifère
qui prétend avoir tout pigé
à celui qui a fait le ciel
et la terre
et que le gus
qui nous a fait ce boulot-là
c’est son père
Et en plus
il ajoute
Tout ça c’est écrit
sur des parchemins style rouleau
que des partisans à moi
ont laissé sur les bords de la Mer morte que’qu’part
il y a longtemps
et que vous trouverez même pas
pendant encore au moins deux mille ans
ou au moins
jusque dans mille neuf cents quarante sept
ans
pour être exact
et même alors
personne ne les croira vraiment
ni moi
d’ailleurs
Vas-y chauffe
qu’ils lui disent
et ils le refroidissent
ils l’étendent sur l’Arbre pour le refroidir
Et après çà tout le monde
fabrique des petites statues
de l’Arbre en question
avec Lui qui pend
et ils psalmodient Son nom
et Lui demandent de redescendre
et de venir jouer un peu
dans leur groupe de jazz
comme si c‘était lui LE chef
le roi de l’impro
sans lequel çà ne tourne pas
Seulement il ne descend pas
de Son Arbre
y reste là pendu
à Son Arbre
l’air gros jean comme devant
pas vraiment très chaud
et surtout
en exclusivité pour vous ce soir
dernières nouvelles du monde
issues des sources habituelles et douteuses
vraiment mort
6
Ils dressaient la statue
de Saint François
devant l’église
Saint-François
dans la ville de San Francisco
dans une petite rue adjacente
à deux pas de l’Avenue
où les oiseaux ne chantaient pas
et le soleil se levait à l’heure
selon son habitude
et commençait juste à briller
sur la statue de Saint-François
où les oiseaux ne chantaient pas
Et un tas de vieux italiens
étaient rassemblés tout autour
dans la petite rue adjacente
à deux pas de l’Avenue
à regarder les ouvriers habiles
qui hissaient la statue
avec une chaîne et une grue
et d’autres appareils
Et un tas de jeunes reporters
bien boutonnés de haut en bas
recueillaient les paroles
d’un jeune prêtre
qui étayait la statue
avec tout ses arguments
Et pendant ce temps
comme aucun oiseau ne chantait
la Passion selon Saint-François
et comme les badauds regardaient
Saint-François
les bras grands ouverts
sans nul oiseau perché dessus
une jeune vierge
très grande et très purement nue
avec des cheveux très longs très lisses
blond paille
qui ne portait qu’un tout petit
nid d’oiseau
à un endroit très existentiel
sillonnait la foule
tout ce temps-là
montant et descendant les marches
devant Saint-François
les yeux obstinément baissés
et chantant pour elle-même
Traduit de l’anglais par Marianne Costa
In, Lawrence Ferlinghetti : « A Coney Island of the mind & autres poèmes »
Maelström éditions, Bruxelles (Belgique), 2008
Du même auteur :
Un Coney Island de l’esprit (7 – 15) / A Coney Island of the mind (7 – 15) (19/01/2022)
Un Coney Island de l’esprit (16 – 23) / A Coney Island of the mind (16 – 23) (19/01/2023)
Un Coney Island de l’esprit (24– 29) / A Coney Island of the mind (24 – 29) 19/01/2024)
A Coney Island of the mind
The title of this book is taken from Henry Miller’s INTO THE NIGHT LIFE. It is used
out of context but expresses the way I felt about theses poems when I wrote them - as if
they were, taken together, a kind of Coney Island of the mind, a kind of circus of the soul.
1
In Goya’s greatest scenes we seem to see
the people of the world
exactly at the moment when
they first attained the title of
‘suffering humanity’
They writhe upon the page
in a veritable rage
of adversity
Heaped up
groaning with babies and bayonets
under cement skies
in an abstract landscape of blasted trees
bent statues bats wings and beaks
slippery gibbets
cadavers and carnivorous cocks
and all the final hollering monsters
of the
‘imagination of disaster’
they are so bloody real
it is as if they really still existed
And they do
Only the landscape is changed
They still are ranged along the roads
plagued by legionnaires
false windmills and demented roosters
We are the same people
only further from home
on freeways fifty lanes wide
on a concrete continent
spaced with bland billboards
illustrating imbecile illusions of happiness
The scene shows fewer tumbrils
but more strung-out citizens
in painted cars
and they have strange license plates
and engines
that devour America
2
Sailing thru the straits of Demos
we saw symbolic birds
shrieking over us
while eager eagles hovered
and elephants in bathtubs
floated past us out to sea
strumming bent mandolins
and bailing for old glory with their ears
while patriotic maidens
wearing paper poppies
and eating bonbons
ran along the shores
wailing after us
and while we lashed ourselves to masts
and stopt our ears with chewing gum
dying donkeys on high hills
sang low songs
and gay cows flew away
chanting Athenian anthems
as their pods turned to tulips
and helicopters from Helios
flew over us
dropping free railway tickets
from Lost Angeles to Heaven
and promising Free Elections
so that
we set up mast and sail
on that swart ship once more
and so set forth once more
forth upon the gobbly sea
loaded with liberated vestal virgins
and discus throwers reading Walden
but
shortly after reaching
the strange suburban shores
of that great American
demi-democracy
looked at each other
with a mild surprise
silent upon a peak
in Darien
3
The poet’s eye obscenely seeing
sees the surface of the round world
with its drunk rooftops
and wooden oiseaux on clotheslines
and its clay males and females
with hot legs and rosebud breasts
in rollaway beds
and its trees full of mysteries
and its Sunday parks and speechless statues
and its America
with its ghost towns and empty Ellis Islands
and its surrealist landscape of
mindless prairies
supermarket suburbs
steamheated cemeteries
cinerama holy days
and protesting cathedrals
a kissproof world of plastic toiletseats tampax and taxis
drugged store cowboys and las vegas virgins
disowned indians and cinemad matrons
unroman senators and conscientious non-objectors
and all the other fatal shorn-up fragments
of the immigrant’s dream come too true
and mislaid
among the sunbathers
4
In a surrealist year
of sandwichmen and sunbathers
dead sunflowers and live telephones
house-broken politicos with party whips
performed as usual
in the rings of their sawdust circuses
where tumblers and human cannonballs
filled the air like cries
when some cool clown
pressed an inedible mushroom button
and an inaudible Sunday bomb
fell down
catching the president at his prayers
on the 19th green
O it was a spring
of fur leaves and cobalt flowers
when cadillacs fell thru the trees like rain
drowning the meadows with madness
while out of every imitation cloud
dropped myriad wingless crowds
of nutless nagasaki survivors
and lost teacups
full of our ashes
floated by
5
Sometime during eternity
some guys show up
and one of them
who shows up real late
is a kind of carpenter
from some square-type place
like Galilee
and he starts wailing
and claiming he is hip
to who made heaven
and earth
and that the cat
who really laid it on us
is his Dad
And moreover
he adds
It’s all writ down
on some scroll-type parchments
which some henchmen
leave lying around the Dead Sea somewheres
a long time ago
and which you won’t even find
for a coupla thousand years or so
or at least for
nineteen hundred and fortyseven
of them
to be exact
and even then
nobody really believes them
or me
for that matter
You’re hot
they tell him
And they cool him
They stretch him on the Tree to cool
and everybody after that
is always making models
of this Tree
with Him hung up
and always crooning His name
and calling Him to come down
and sit in
on their combo
as if he is the king cat
who’s got to blow
or they can’t quite make it
Only he don’t come down
from his Tree
Him just hang there
on his Tree
looking real Petered out
and real cool
and also
according to a roundup
of late world news
from the usual unreliable sources
real dead
6
They were putting up the statue
of Saint Francis
in front of the church
of Saint Francis
in the city of san Francisco
in a little side street
just off the Avenue
where no birds sang
and the sun was coming up on time
in its usual fashion
and just beginning to shine
on the statue of Saint Francis
where no birds sang
And a lot of old Italians
were standing all around
in the little side street
just off the Avenue
watching the wily workers
who were hoisting up the statue
with a chain and a crane
and other implements
And a lot of young reporters
in button-down clothes
were taking down the words
of one young priest
who was propping up the statue
with all his arguments
And all the while
while no birds sang
any Saint Francis Passion
and while the lookers kept looking
up at Saint Francis
with his arms outstretched
to the birds which weren’t there
a very tall and very purely naked
young virgin
with very long and very straight
straw hair
and wearing only a very small
bird’s nest
in a very existential place
kept passing thru the crowd
all the while
and up and down the steps
in front of St Francis
her eyes downcast all the while
and singing to herself
A Coney Island of the mind
City Lights Booksellers & Publishers, San Francisco (USA),1958
Poème précédent en anglais :
Dylan Thomas : Le bossu du parc / The hunchback in the park (30/12/2020)
Poème suivant en anglais :
Walt Whitman: Salut au monde ! (28/01/2021)