Lawrence Ferlinghetti (1919 -2021) : Images d’un Monde En-Allé (1- 4) / Pictures of the Gone World (1 - 4))
Images d’un Monde En-Allé
1
Là-bas par-dessus tout un port
de maisons sans calfatage
parmi les cheminées d’aération
d’un toit gréé de cordes à linge
une femme colle des voiles
sur le vent
étendant ses draps au matin
avec des pinces en bois
Ô ravissant mammifère
ses seins presque nus
jettent des ombres aiguës
quand elle se hisse
pour pendre enfin l’ultime
de ses péchés si bien blanchis
mais lui amoureux et humide
s’entortille autour d’elle
lui colle à la peau
Alors prise les bras en l’air
elle jette la tête en arrière
dans un rire muet
et puis d’un geste involontaire
secoue sa crinière d’or
pendant que sur les lointains intouchables
parmi les blancs linceuls gorgés de vent
se profilent les brillants steamers
qui au règne s’en viennent
2
Comme je le disais justement
l’amour est plus dur aux vieux
parce qu’il y a trop longtemps
qu’ils filent sur les mêmes rails
et quand sournois vient l’aiguillage
ils ratent le virage
et foncent tête baissée sur la mauvaise voie pendant que
le fourgon de queue follement s’envole
et le conducteur de la loco à vapeur ne reconnaît pas
ces nouveaux signaux électriques
et les vieux se précipitent sur la voie rouillée
qui finit dans
l’herbe morte où
les conservent rouillées les ressorts de lit les vieilles lames
de rasoir les matelas moisis
gisent
et le rail se termine en cul de sac
à cet endroit même
quoique les traverses continuent encore un peu
et les vieux
se disent
Bon
ce doit être l’ endroit
où nous devons nous allonger
Et ils s’exécutent
alors que le wagon-restaurant illuminé roule de plus belle
là-haut
sur la colline
les fenêtres pleines d’azur et d’amoureux
fleuris
leurs longs cheveux déferlant en cascades
riant à qui mieux mieux
saluant d’un geste et
murmurant entre eux
quand ils regardent au loin
ils se demandent ce que
ce cimetière au bout des rails peut bien
être
3
Au temps jadis Praxitèle
frappait en tout sens avec un maillet d’or
creusant dans la pierre
ses idéaux d’albâtre
proférant tout
le lexique du sculpteur
en syllabes visibles
il a coulé des arbres de bronze
sur l’un deux pétrifié un caméléon
fait voler des colombes
de pierre
Ses compas calibraient les ponts
et les amants
et certains êtres surhumains qu’il
a saisis sur la voix poussiéreuse
de la mort
C’est pourquoi ils vivent encore
On peut presque les voir
respirer
Leurs yeux de pierre qui fixement regardent
trois mille ans plus loin
apaisent notre peur de vieillir
et pourtant Praxitèle lui-même
est mort à vingt-huit ans
car la sculpture n’est pas
pour les jeunes gens
comme Constantin Brancusi
un peu plus tard
l’a dit.
4
A Paris un hiver bruyant et sombre
alors que le soleil était en Provence
je suis tombé sur les poèmes
de René Char
et j’ai revu le Vaucluse
dans un été de sauterelles
ses fontaines pleines de pétales
et son fleuve roulant
sur tous les lieux brûlés
de ce monde amande
et les champs pleins de silence
malgré le chant des pattes
de cigales
Et dans le rêve retentissant du poète je n’ai vu
ni Lorelei sur le Rhône
ni anges débarqués à Marseille
mais des couples descendant nus dans l’eau triste
dans la lascivité profonde du printemps
en cette algèbre de lyrisme
que je déchiffre encore à peine
Traduit de l’anglais par Marianne Costa
In, Lawrence Ferlinghetti : « A Coney Island of the mind & autres poèmes »
Maelström éditions, Bruxelles (Belgique), 2008
Du même auteur :
Un Coney Island de l’esprit (1 – 6) / A Coney Island of the mind (1 – 6) (19/01/2021)
Un Coney Island de l’esprit (7 – 15) / A Coney Island of the mind (7 – 15) (19/01/2022)
Un Coney Island de l’esprit (16 – 2023) / A Coney Island of the mind (16 – 23) (19/01/2023)
Un Coney Island de l’esprit (24– 29) / A Coney Island of the mind (24 – 29) 19/01/2024)
Pictures of the Gone World
1
Away above a harborful
of caulkless houses
among the charley noble chimneypots
of a rooftop rigged with clotheslines
a woman pastes up sails
upon the wind
hanging out her morning sheets
with wooden pins
O lovely mammal
her nearly naked breasts
throw taut shadows
when she stretches up
to hang at last the last of her
so white washed sins
but it is wetly amourous
and winds itself about her
clinging to her skin
So caught with arms upraised
she tosses back her head
in voiceless laughter
and in choiceless gesture then
shakes our gold hair
while in the reachless seascape spaces
between the blown white shrouds
stand out the bright steamers
to kingdom come
2
Just as I used to say
love comes harder to the aged
because they’ve been running
on the same old rails too long
and then when the sly switch comes along
they miss the turn
and burn up the wrong rail while
the gay caboose goes flying
and the steamengine driver don’t recognize
them new electric horns
and the aged run out on the rusty spur
wich ends up in
the dead grass where
the rusty tincans and bedsprings and old razor
blades and moldy mattresses
lie
and the rail breaks off dead
right there
though the ties go on awhile
and the aged
say to themselves
Well
this must be the place
we were supposed to lie down
And they do
while the bright saloon careens along away
on a high
hilltop
its windows full of bluesky and lovers
with flowers
their long hair streaming
and all off them laughing
and waving and
whispering to each other
and looking out and
wondering what that graveyard
where the rails end
is
3
In hintertime Praxiteles
laid about him with a golden maul
striking into stone
his alabaster ideals
uttering all
the sculptor’s lexicon
in visible syllables
He cast bronze trees
petrified a chameleon on one
made stone doves
fly
His calipers measured bridges
and lovers
and certain other superhumans whom
he caught upon their dusty way
io death
They never reached it then
You still can almost see
their breath
Their stone eyes staring
thru three thousand years
allay our fears of aging
although Praxiteles himself
at twenty-eight lay dead
for sculpture isn’t for
young men
at Constantin Brancusi
at a later hour
said.
4
In Paris in a loud dark winter
when the sun was something in Provence
when I came upon the poetry
of René Char
I saw Vaucluse again
in a summer of sauterelles
its fountains full of petals
and its river thrown down
through all the burnt places
of that almond world
and the fields full of silence
though the crickets song
with their legs
And in the poet’s plangent dream I saw
no Lorelei upon the Rhone
not angels debarked at Marseilles
but couples going nude into the sad water
in the profound lasciviousness of spring
in an algebra of lyricism
which I am still deciphering
Pictures of the Gone World
City Lights Booksellers & Publishers, San Francisco (USA),1958
Poème précédent en anglais :
Emily Jane Brontë : « Je ne pleurerai pas... » / « I'll not weep... » (06/01/2025)
Poème suivant en anglais :
Lawrence Ferlinghetti : Images d’un Monde En-Allé (1- 5) / Pictures of the Gone World (1 - 5) (19/01/2025)