Lawrence Ferlinghetti (1919 -2021) : Un Coney Island de l’esprit (16 – 23) / A Coney Island of the mind (16 – 23)
Lawrence Ferlingherri devant sa librairie, à San francisco, le 18 août1998. Stringer /Reuters
Un Coney Island de l’esprit
16
Le Château de Kafka surplombe le monde
comme une dernière bastille
du Mystère de l’Existence
Ses abords obscurs nous déroutent
Des chemins escarpés
s’en échappent pour plonger nulle part
Des routes se déploient dans les airs
comme un labyrinthe de fils
dans un standard téléphonique
où les appels seraient
intraçables à l’infini
Là-haut
sous un climat paradisiaque
des âmes dansent nues
ensemble
et comme des flâneurs
aux pourtours d’une foire
nous lorgnons l’inaccessible
mystère imaginé
Mais tout là-bas de l’autre côté
comme à l’entrée des artistes d’un chapiteau de cirque
il y a une vaste brèche dans les fortifications
où même les éléphants
passent en dansant la valse
17
Cette vie n’est pas un cirque où
les timides chiens savants de l’amour
regardent
le temps ingénieux cingler
l’air en son fouet
pour nous faire avancer plus vite
Pourtant d’allègres flottes de parades glissent
décorées de créatures exquises en bas de soie
avec à leur service des singes abasourdis
des moines déguisés
des hiawathas en chaleur
et des babouins à califourchon sur des tigres dociles
qui ont mangé la dame
tandis que les cuivres dodus jouent une musique de manège
et que des pierrots de pantomime castrent le désastre
avec des rires étranges et tristes
et que des gorilles sanglants jettent de tendres vierges vers le ciel
que les danseurs de cakewalk et les bateleurs de foire
tous bourrés comme des coings
prennent des poses d’affiches de théâtre
et suivent en titubant
tout ce qui a des roues
Et pendant ce temps tout autour de la piste
les chapeaux difformes du désir avancent à petit bonds
Et nous tous, clowns à la Emma Kelly,
toujours en train d’inventer des scènes imaginaires
avec un masque à la place du visage
nous mangeons même des Cènes de pacotille
sur des tables pliantes
et nous nous crucifions pour rire
à des croix de sciure
avant d’engloutir enfin
pour absoudre notre âme de cirque
les hosties tout aussi
imaginaires de la grâce
18
Terrifié
par le son de ma propre voix
et par le son des oiseaux
qui chantent sur les fils à haute tension
dimanche en dormant je me vois
occire en grand nombre des pêcheurs et des dindes
des chiennes bruyantes aux tétons durs et morts
et des chevaliers noirs en habit de fer
de chez Brooks Brothers
avec un cadenas Yale sur le pantalon
Oui
et avec pénis erectus pour lance
j’occis toutes les vieilles dames
en les rajeunissant
sous les coups de ma tendre épée
restaurant leur hymen
leur virginité
et oui
dans les flatteuses faussetés du sommeil
nous jouissons de toutes les conquêtes
mais pendant ce temps
le temps réel fait cliqueter les horloges
et des nouveau-nés en bocaux avec de vraies dents
dévorent nos fantastiques
fictions futures
19
Dans les bois où coulent tant de rivières
parmi les collines et les champs
intouchés de notre enfance
où meules de foin et arcs-en-ciel se confondent dans la mémoire
même si nos « champs » étaient des rues
je revois se lever ces myriades de matins
où toutes choses vivantes
jetaient leur ombre dans l’éternité
et tout le jour la lumière
était comme au petit matin
ses ombres aiguës ombrageant
un paradis
dont je n’aurais jamais cru rêver
auquel je n’aurais imaginé
repenser aujourd’hui pas rasé
avec ses corneilles narquoises
qui s’élèvent par-dessus les arbres secs
croassant et criant
et remettent en question
des printemps et des choses
20
La confiserie derrière le El
c’est là que pour la première fois
je suis tombé
amoureux de l’irréalité
Les bonbons gélifiés luisaient dans la pénombre
de cet après-midi de septembre
Sur le comptoir un chat déambulait
parmi les bâtons de réglisse
les carambars
et les chewing-gums Oh Boy
Dehors les feuilles tombaient en mourant
Un vent avait chassé le soleil
Une fille est entrée en courant
Les cheveux pluvieux
Les seins à bout de souffle dans la petite pièce
Dehors les feuilles tombaient
à grands cris
C’est trop tôt ! Trop tôt !
21
Elle adorait regarder les fleurs
sentir les fruits
Et les feuilles avaient droit à son regard d’amour
Mais de minables marins ivres
sont entrés en titubant dans son sommeil
éparpillant du sperme
sur le paysage vierge
A un certain âge
son coeur vira de bord
en quête des rivages perdus
Et elle entendit chanter les oiseaux verts
depuis l’autre bord du silence
22
Johnny Nolan a une pièce au cul
Les gosses lui courent après
par un été de moustiquaires
Dans les ruelles
de ma mémoire
Quelque part un homme se lamente
sur un violon
Sur un pas de porte un bébé pleure
et pleure encore
comme
une
balle
qui rebondit
de marche en marche
Ce qui aide l’après-midi à se lever encore
sur les souvenirs d’un moment d’agitation
Johnny Nolan a une pièce au cul
Les gosses lui courent après
23
La Veuve Fogliani
alias Bella Donna
dame italienne
de distraction américaine
La Veuve Fogliani
était une sacrée fêtarde
elle avait des moustaches
à l’âme
Mais elle l’ a très mal pris
la fois où je l’ai battue
à son propre jeu
qui consistait à peindre des moustaches
sur les statues
de la villa Borghese
à trois heures du matin
et personne n’a jamais su
si elle a offert
à quelque Cellini errant
une petite gâterie de Noël
Traduit de l’anglais par Marianne Costa
In, Lawrence Ferlinghetti : « A Coney Island of the mind & autres poèmes »
Maelström éditions, Bruxelles (Belgique), 2008
Du même auteur :
Un Coney Island de l’esprit (1 – 6) / A Coney Island of the mind (1 – 6) (19/01/2021)
Un Coney Island de l’esprit (7 – 15) / A Coney Island of the mind (7 – 15) (19/01/2022)
Un Coney Island de l’esprit (24– 29) / A Coney Island of the mind (24 – 29) 19/01/2024)
A Coney Island of the mind
16
Kafka’s Castle stands above the world
like a last bastille
of the Mystery of Existence
Its blind approaches baffle us
Steep paths
plunge nowhere from it
Roads radiate into air
like the labyrinth wires
of a telephone central
thru which all calls are
infinitely untraceable
Up there
it is heavenly weather
Souls dance undressed
together
and like loiterers
on the fringes of a fair
we ogle the unobtainable
imagined mystery
Yet away around on the far side
like the stage door of a circus tent
is a wide wide vent in the battlements
where even elephants
waltz thru
17
This life is not a circus where
the shy performing dogs of love
look on
as time flicks out
its tricky whip
to race us thru our paces
Yet gay parading floats drift by
decorated with gorgeous gussies in silk tights
and attended by moithering monkeys
make-believe monks
horny hiawathas
and baboons astride tame tigers
with ladies inside
while googly horns make merrygoround music
and pantomimic pierrots castrate disaster
with strange sad laughter
and gory gorillas toss tender maidens heavenward
while cakewalkers and carnie hustlers
all gassed to the gills
strike playbill poses
and stagger after every
wheeling thing
While still around the ring
lope the misshapen camels of lust
and all us Emmet Kelley clowns
always making up imaginary scenes
with all our masks for faces
even eat fake Last Suppers
at collapsible tables
and mocking cross ourselves
in sawdust crosses
And yet gobble up at last
to shrive our circus souls
the also imaginary
wafers of grace
18
Frightened
by the sound of my own voice
and by the sound of birds
singing on hot wires
in sunday sleep I see myself
slaying sundry sinners and turkeys
loud dogs with sharp dead dugs
and black knights in iron suits
with Brooks labels
and Yale locks upon the pants
Yes
and with penis erectus for spear
I slay all old ladies
making them young again
with a touch of my sweet swaying sword
retrouving them their maiden
hoods and heads
ah yes
in flattering falsehoods of sleep
we come we conquer all
but all the while
real standard time ticks on
and new bottled babies with real teeth
devour our fantastic
fictioned future
19
In woods where many rivers run
among the unbent hills
and fields of our childhood
where ricks and rainbows mix in memory
although our ‘fields’ were streets
I see again those myriad mornings rise
when every living thing
casts its shadow in eternity
and all day long the light
like early morning
with its sharp shadows shadowing
a paradise
that I had hardly dreamed of
nor hardly knew to think
of this unshaved today
with its derisive rooks
that rise above dry trees
and caw and cry
and question every other
spring and thing
20
The pennycandystore beyond the El
is where I first
fell in love
with unreality
Jellybeans glowed in the semi-gloom
of that september afternoon
A cat upon the counter moved among
the licorice sticks
and tootsie rolls
and Oh Boy Gum
Outside the leaves were falling as they died
A wind had blown away the sun
A girl ran in
Her hair was rainy
Her breasts were breathless in the little room
Outside the leaves were falling
and they cried
Too soon! too soon!
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She loved to look at flowers
smell fruit
And the leaves had the look of loving
But halfass drunken sailors
staggered thru her sleep
scattering semen
over the virgin landscape
At a certain age
her heart put about
searching the lost shores
And heard the green birds singing
from the other side of silence
22
Johnny Nolan has a patch on his ass
Kids chase him
thru screendoor summers
Thru the back streets
of all my memories
Somewhere a man laments
upon a violin
A doorstep baby cries
and cries again
like
a
ball
bounced
down steps
Which helps the afternoon arise again
to a moment of remembered hysteria
Johnny Nolan has a patch on his ass
Kids chase him
23
The Widder Fogliani
otherwise known as Bella Donna
the Italian lady
of American distraction
the Widder Fogliani
was a merryoldsoul
she had whiskers
on her soul
But she had a hard coming of it
that time I beat her
at her own game
which was painting moustaches
on statues
in the Borghese gardens
at three in the morning
and nobody the wiser
if ever she gave
some stray Cellini
a free Christmas goose
A Coney Island of the mind
City Lights Booksellers & Publishers, San Francisco (USA),1958
Poème précédent en anglais :
Carol Ann Duffy: Nu féminin posant debout / Standing Female Nude (13/01/2023)
Poème suivant en anglais :
Walt Whitman:La chanson du Grand Répondant - Notre antique feuillage /Song of the answerer / Our old feuillage (28/01/2023)