Henry Bauchau (1913 – 2012) : L’escalier bleu
L’escalier bleu
A Jean Denoël
Les noeuds du cœur, les nœuds de l’âge et ceux des mots
tout noués sont encore à l’ancienne demeure
où j’ai vécu parmi les chambres familières
l’amour du monde avant sa chute dans le froid.
Un rayon adouci par la pente d’un arbre
brille peut-être encor sur les grands lits de cuivre
la grive, la perdrix, l’escalier de septembre
et l’enfant qui touchait la terre sans semelles.
L’escalier descendait vers la ferme et les granges
où tournaient les saisons, pailles hautes, royaumes
suivis de mort prochaine et de vents,
C’était un escalier tournant, de pierres bleues
toujours humide, avec sa voûte qui suintait
une rampe élimée, ses cals et ses jointures
où l’on sentait l’usure immense des années
le poids des hommes fatigués, le poids des pauvres.
Comme il était profond et sombre on avait peur
de commettre la faute et le désir secret
d’y tomber, entraînant la plus belle servante.
Et l’on rêvait des cris, tendres cris des surprises
et du bruit des sabots qui glissent vers le mal.
Il fallait traverser au milieu des fumées
l’office où s’affrontaient le charron et les gardes
dont les guêtres sentaient la pulpe de l’automne.
Plus lente était la voix des hommes de charrue
qui mènent labourer les juments dans la plaine
et dans les chemins creux les belles braconnières
pénitentes qu’on voit, le dimanche à la messe
sourdes et sans regards, chanter aux bancs des filles.
Souvent les soirs de paye aux couleurs de genièvre
je me sentais saisi, seul et rasant les murs,
par cette opacité de la chose réelle
et je fuyais dans l’escalier. Par peur de l’ordre
qui m’enserrait partout de nœuds et de racines
qu’il fallait arracher pour être, ordre admirable
dans l’amour de Mérence et de son tablier blanc.
Peur des puissants velus, hommes d’un coup d’épaule
qui sortaient les charriots embourbés de l’ornière
et soulevaient, fichus dénoués, les faneuses
perdant leurs sabots peints, endormies sous les meules.
Hommes, pour être vous, l’enfant a traversé
l’étendue de la peur et par l’escalier bleu
jusqu’aux cœurs où battaient l’amour du temps naïf
il n’a jamais voulu, Orphée, que redescendre.
Tout le désir de l’ombre attirait l’escalier
d’un cœur lourd vers le bas, la naissance de l’herbe
et la joie qui montait des servantes moqueuses
portant les grands paniers de linge du soleil
avec des rires de genêts, des bras soudains,
la sybille riant obscure du corsage.
Toute vie emplissant de force les narines
s’amplifiait là, dans la lumière sous-marine,
la joue contre la pierre on sentait sur les marches
le sel bleu de la mer et ses cris, ses bonheurs
quand le feu l’étreignait jadis, le feu sans hommes.
La pierre devenue la servante du riche
était dans l’escalier pauvre, domaine pauvre.
Pierre de l’homme originel, père confus
homme encore englouti dans la mer, homme d’algues
et de sel ingénu, vagabond mais le seul
à vivre encor au temps plus vaste des racines
les mouvements des grandes vagues immobiles.
Les pauvres du canton venaient depuis toujours
manger dans l’escalier. D’un blason de malheur
chacun tenait de droit sa marche habituelle
et pouvoir d’opiner dans l’antique sénat
dont les avis avaient du poids dans la contrée.
C’était un très vieux peuple aux surnoms animaux
dont l’esprit travaillé d’un invincible rire
descendait de plus loin que les eaux du baptême.
Ils taillaient des bâtons aux sculptures d’écorce
faits comme eux de bois vif et rusé dans l’attente
et cachaient, dans leurs sacs profonds, les vrais trésors
les pipes, les sifflets qui sentent le taillis
ou les noix fraîches de l’automne avec du vent.
Par leurs chemins matois, par des malices d’herbes
on était entraîné aux patience rebelles,
aux résistances des forêts, hautes souplesses
qui luttent sans effort, amoureuses du temps.
Quand ils partaient, geignant et riant par saccades,
j’aurais voulu les suivre et m’en aller sans nom,
sans chemin, sans raison, vers un pays perdu.
Après eux l’escalier n’était plus qu’une absence,
une angoisse des murs où mon frère du poing
frappait, petit taureau irritable des cornes.
Un homme de plus loin venait parfois, plus noir
et qui criait dans l’escalier, voulant du vin.
Les pauvres, si c’était leur jour, regardaient l’homme
dévorer en silence, eux reviendraient, lui pas.
C’était un étranger, un seigneur du voyage,
porteur sombre du mal qui brillait, candélabre
éteint mais toujours beau. On savait que le Christ,
et Mérence courbant vers lui sa taille tendre
pour son âme en danger l’aimaient plus que les autres.
Dans quelle obscurité aux repas de famille
m’ont refoulé ces beaux préférés de Mérence,
son unique folie, disait-on, et sa croix.
Je me laissais glisser de ma chaise. Pourquoi
l’amour fut-il alors piétiné sous la table,
l’âme égarée par le mystère des paroles ?
Le noir était si noir que ma clarté l’aimait
et je n’étais plus rien, rien qu’un enfant qui fuit
qui va pleurer dans les greniers où l’on oublie.
Un jour le plus nocturne et le plus beau d’entre eux
sa bouteille brisée sur le seuil, récita
trois fois en blasphémant : Je vous salue Ma rie.
Ces rires mutilés s’écrasent sur les pierres
quand l’eau sainte des mots, troublée, retombe en larmes
mais l’homme, saisissant Mérence dans ses bras,
la baisa sur la bouche et partit. Sans défense
Mérence me restait, mais laquelle ?
Scandale que ce jour fût un jour sans orage
né d’un beau temps d’avoine et d’arbres sans effroi.
Par l’amour enfantin, la forme déchirante
de Mérence brisée, fut-elle douce image,
fut-elle, aux profondeurs de l’âme, saccagée ?
Quand mon cœur divisé, profanant son église,
était déjà forcé et suivait son voleur.
L’escalier bleu.1958-1963
Editions Gallimard, 1964
Du même auteur :
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