Gérard Le Gouic (1936 -) : La terre aux manoirs d'herbes (1)
La terre aux manoirs d'herbes
Je viens d’un pays
de voyance et de mélancolie
qui marche au pas de ses
derniers chevaux de trait,
qui parle la langue
de ses longues pluies après l’été,
d’un pays de ronces et d’enfance
qui se meurt du silence
de ses rivières et moulins
mais renaît dans la forge de ses chimères
où le vent entrecroise les échos,
où l’eau attise le feu
et le feu déterre des arbrisseaux.
*
Je cherche mon pays d’enfance
ce pays de copains braconneurs,
des filles rougissantes comme des sœurs,
des fontaines fraîches comme le marbre,
des ruelles tièdes de l’été
dont les volets ouverts sur la nuit
laissent voir un homme
en louanges avec ses dieux,
une femme qui fait le ventre rond,
ce pays des greniers
où l’on se vêt des habits de la papauté,
des granges où le foin
sent le jupon et la camomille.
Mais je suis né sans enfance
comme on naît sans vie ou fortune,
un père ne remplace pas une mouette,
une mère n’aura jamais la tendresse d’un ruisseau
où voltigent des têtards comme des soleils,
la timidité d’un talus où l’on caresse la noisette.
Prisonnière des villes,
mon enfance grisonnait comme un adulte
et ne recevait que le regard myope
des chats vieux et des étoiles mortes.
*
Je les retrouve les yeux fermés
les chemins de mon enfance
qui s’échappent du bourg
comme les rubans d’un chapeau.
Je sens l’odeur des ornières,
des feuilles pourrissantes,
des fougères craquantes,
l’odeur paresseuse des chevaux,
de la graisse pour les essieux.
J’entends les merles
dans le fou rire de leur fuite,
les ruisseaux à saute-mouton
sous le préau des arbres.
Je les retrouve de même
les chemins immuables
qui tournent le dos à la mer
mais qui toujours me ramènent
vers les feuillus océans.
*
Les odeurs qui traversèrent mon enfance
je ne sais si elles flottent autour de moi
ou si je les invente.
Il y a comme en toute enfance
l’odeur de la craie, des feuilles de marronniers,
l’odeur du soleil dans une cour de récré,
il y a l’odeur du métro
qui n’a pas changé, allez savoir pourquoi,
quand tout a changé à l’air libre,
l’odeur chaude et attirante
des soldats verts que j’observai mine de rien,
prêt à déguerpir à un premier sourire,
l’odeur des soupes, du pain frais,
de la toile cirée, de l’encaustique à bon marché,
l’odeur de la pluie dans un regard de fille,
il y a des odeurs de toutes sortes
qui sont en définitive des bruits
et des images sans odeur.
*
Je suis passé par bien des Bretagnes,
la Bretagne des écoles de campagne
plus peuplées d’hortensias que d’enfants,
celle des épiceries-buvette
qui sentent le vin renversé, le pain chaud,
le journal de la veille,
la Bretagne des fermes où l’on se parle
sans dire un mot.
J’ai croisé toutes les Bretagnes
sur les murs, les trottoirs de Montparnasse
où je baptisais de nouveaux lieux-dits,
d’imaginaires carrefours d’ici
en récitant le noms des chiens,
des chevaux à un kilomètre à la ronde,
j’ai rencontré les Bretagnes africaines
somnolentes et vertes comme le pays de l’Aven,
grisonnantes comme la montagne de Brasparts.
J’habite aujourd’hui
la bretagne irréelle des poètes,
des lutteurs au ventre mou,
des demeures quatre ou cinq fois centenaires
avec leurs toits incurvés
comme une plante de pied,
leurs glycines vieilles comme le ciel,
leurs tours d’où l’on ne voit que le passé,
une Bretagne qui ne fut pas bâtie pour moi
mais qu’il me faut traverser.
Rien n’est comme ailleurs,
il est vrai,
dans cette Bretagne distraite :
la mer se retire dans le ciel
où dérive le trop plein
de ses iles en ailes roses,
le soleil se glisse
sous les draps de l’océan
et réchauffe les pieds des promontoires,
le vent démâte ce qui le déchire
mais dépose sous l’aisselle d’un clocher
une graine d’églantier,
la pluie ne tombe pas,
elle travailles sans le savoir
comme un enfant qui rêve pour plus tard,
tout semble breton indéfiniment :
les hommes et les femmes en velours,
les ruisseaux braconneurs,
les tourterelles rondes comme des joues,
les abeilles, les mille-pattes,
les mille riens qui répondent de la vie.
*
Vous souviendrez-vous de mon pays
quand ses frontières seront en arbres couchés ?
Vous souviendrez-vous de ses hommes
aux identiques blessures que rouvrent leurs chants
mais qui refusent le silence
des incomplètes guérisons ?
Vous souviendrez-vous
des temps d’avant la nuit,
d’avant les centrales blanches
comme des palais d’été ?
Vous souviendrez-vous de ses vents d’ouest,
des vents de la mer tempérée
où les oiseaux foncent comme des luges,
de ses enfants au sommet des presqu’îles
qui tendent leur poitrine comme pour s’envoler ?
Vous souviendrez-vous de mon pays
Quand ses frontières seront en sang séché ?
La vie battait son plein
dans le moulin qui m’a fait naître.
Le ruisseau sautait sur la roue
telle une chevelure,
la palude émettait un chant de berceau.
Mieux que les cadrans solaires,
les meules broyaient le temps,
la farine tombait des tamis
en pluie tropicale,
les printemps, les étés se succédaient
sans qu’ils nous fussent comptés.
Sans la chambre du haut,
ma sœur et ma cousine
chiffraient leur héritage,
moi, je me contentais d’un couteau à six lames
et d’un coquillage en forme de comète
qui me murmuraient des histoires d’alizés inconnus.
Les chèvres bondissaient sur les fenêtres,
les chevaux au repos
ouvraient des yeux de poète,
les houx, les genêts, les ronciers
grimpaient le long des siècles.
Le soir nous regardions
monter ou s’enfuir la rivière,
s’agenouiller la lumière
sur le prie-Dieu de la rive d’en face.
Grand’mère allumait une lampe sourde
au-dessus de son ouvrage.
Je m’allongeais alors avec les chiens
pour écouter la nuit brûler comme une torchère.
La vie s’en est allée depuis.
Des chevaux, il ne reste que les harnais
craquelés telles des écorces,
les chèvres maintenant sauvages
amorcent des looping entre rivière et nuages.
Le temps a fendu les poulies,
Le temps a rompu les meules.
Sur la chambre du haut,
le ciel d’hiver est le grenier,
dans les coffres disjoints du pauvre héritage
les mille-pattes travaillent.
Le ruisseau qui a changé son cours,
blasphème d’une voix pâteuse,
les écluses sont bloquées,
la palude chuchote en toute saison
des cantiques de Toussaint.
Dès que j’amorce la descente vers ses ruines,
j’entends de loin les bruits qui le hantent :
la chute des pierres comme les fruits mûrs,
la glissade des merles dans les toboggans du lierre,
la colère du vent prisonnier des cheminées.
J’entends surtout le cahotement de la charrette
en route pour sa dernière livraison.
Grand-père, sur les sacs de farine noire,
chante à tue-tête,
grand-mère à côté de lui prie
et serre sur ses genoux sa lampe-tempête.
Je m’approche des clapiers,
des niches creusées dans la roche,
j’erre d’une porte brisée
à une fenêtre par où s’élance un arbre,
j’interroge des empreintes imaginaires sur le sol,
des scènes que le ciel emporte...
Tout à coup apparaît un jeune garçon
pas plus haut que les fleurs.
Il me reconnaît et s’avance vers moi,
mais je recule, recule
comme si des ailes d’oiseaux morts
remplaçaient ses mains
*
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Les bateaux en bouteille
Edition Telen Arvor, 29000 Quimper, 1985
Du même auteur :
« Quand ma chienne me regarde… » (29/11/2014)
Hôtel des îles (29/11/2015)
Cairn de Barnenez (29/11/2016)
« La campagne semble morte… » (29/11/2017)
Pierres (29/11/2018)
Ici (29/11/2019)
Le Marcheur d’Afrique (29/11/2021)
La terre aux manoirs d’herbes (2) (29/11/2022)
La terre aux manoirs d’herbes (3) (29/11/2023)
Pommier (29/11/2024)