Gilbert Trollier (1907 – 1980) : Métamorphoses
Métamorphoses
Eclair, essence qui chavire !
L’horizon naît instantané,
L’âme silencieuse expire
Dans un soliloque acharné.
Eclair impitoyable, achève.
Achève de nous mettre à mort,
La terre déjà se soulève
A la rencontre de nos corps.
Elle germe, sa pure haleine
Nous dérobe le sol humain,
Je vois un long réseau de veines
Comme un dédale de chemins.
Veines du corps et de la terre,
Le sang tumultueux me fuit,
Je reçois une cuve entière
Du sang noirâtre de la nuit.
O silence des nuits futures,
Grandeur usurpatrice, élans
Jusqu’à mes prunelles impures
Depuis que les astres sont blancs.
Le sang, la chair vivent ensemble,
Réunis dans un même aveu,
C’est toute la forêt qui tremble
Dans la masse de ces cheveux...
Le règne des métamorphoses
Pose les yeux tout à l’entour,
Je ne sais si je vois des roses
Nager dans l’air, ou des vautours.
Ou l’image perpétuelle
Du chaos sans cesse échappant
A nos mains fines et cruelles,
A nos visages galopant.
Masques de feu, masques de cendres,
Déséquilibrés – c’est assez
D’oxygène pour nous défendre
De revivre désenlacés !
Connais la nuit quand elle éponge
Nos flancs qui ne s’épargnent plus,
Les mille ruelles du songe
Vont la protéger de la glu.
Le sang dore les mêmes places,
Des feux géants sont allumés,
Si l’aurore nous désenlace
Nous aurons néanmoins aimé !
Pleure ! la solitude égoutte
Les larmes feintes d’aujourd’hui.
Cheveux mouillés, plaine en déroute
Sous le fleuve, épaule où je suis.
Pleure ! l’homme a besoin de boire
Et l’ombre de pleurer en vain
Sur la tête qui reste noire
Quand la flamme gagne les seins.
(Un éclair, et la nuit m’empêche
De visiter plus avant
Une mystérieuse brèche
Taillée au rasoir dans le vent.)
Et l’ombre liquide m’attire,
Je suis prisonnier de la mer,
Je ne puis plus ne pas le dire
Ni regagner ce que je perds.
Les mots foisonnent dans la vase,
Le fleuve aliment mon corps,
Cette muette et sombre extase
Ressemble aux voiles de la mort.
Que l’obscurité s’épaississe,
Je n’aurai plus qu’un lent miroir
Pour écouter plonger Narcisse
A ma rencontre, et pour le voir !
O silence creux, l’oxygène
A cessé de rejoindre l’air,
Le sang s’arrête dans les veines,
Les yeux regardent à l’envers.
Au-dedans siffle l’incendie,
Couchant rouge perpétuel,
Et les feuilles sont désunies
Et participent au duel...
Cette flamme est sans raison d’être,
Le feu monte en paquets de sang ;
Verrons-nous l’âme disparaître
Dans un orage tout puissant ?
Orage, ennemi de la pluie
Que tu libères en torrents,
Tu nous accables sous la suie
Et l’eau se mêle au fleuve errant.
(L’eau, le fleuve et la suie, et l’ombre,
La cendre et le sang, l’horizon,
L’océan fumeux où je sombre
Ay fil des astres, oraisons !)
Mais la chair reste dévolue
A tes mains qui voguent sans heurt
Et caressent l’onde si nue
Avec une telle lenteur.
La chair (et cela recommence),
La chair halète sous son bât,
L’éclair observe le silence
Puis sourit, tragique, et s’abat.
Cortège long jusqu’à la terre,
L’espace jamais déchiffré
Passe en tribus incendiaires
Tes grand orbites effarés.
Plonge, si le feu le déchire !
Une torche vive n’est point
Suffisante à qui veut élire
Domicile dans le lointain.
Plonge, plonge ! l’arche fluviale
Se greffe à ton corps entr’ouvert,
Désormais l’heure végétale
Te presse, limon de la mer !
Revue « Bifur, N°6 »
Editions du carrefour, 1930