Jean Mambrino (1923 – 2012) : Clairière (41 – 48)
Clairière
41
si tes chemins filent
ne les retiens pas
comment les garder en laisse
chacun tire de son côté
chacun file à toute allure
sur la trace d’un secret
comment retrouver le mien
quand le vent a disparu
avance les yeux brûlés
le cœur perdu
sur la rivière de ton sang
parmi les arbres
(le sang versé)
c’est en toi-même
que tu déroules ton chemin
je suis sa trace
le sentier le sang la nuit
une seule obscurité
jusqu’au matin
il te reste tes mains nues
où se croisent tous tes chemins
42
un à un
se lèvent les voiles
de la forêt
les brumes les odeurs
les feuillages
l’un après l’autre
les voiles de l’été du matin
du bonheur
et se dévoile l’épaisseur
des rayons des songes
des visages
un à un apparaissent
les voiles derrière les voiles
les fumées les parfums
les lueurs
où s’efface et se dessine
une gloire revêtue
de blessures et de douceur
toujours plus proche et plus
lointaine
un à un se lèvent
les voiles de la forêt
dans nos cœurs
ô clairière
43
c’est ici
que la lumière
est toujours faite d’ombre
chatoyante embrasée
elle se fond dans les feuilles
les mousses les broussailles
ou la chair de l’aubier
ne restent que les traces
noir et or
de l’incendie
et mille lambeaux de sang
sur les branches
le vent lui-même
malgré ses étoiles
demeure obscur
chargé d’oubli
44
tu te perds
là où bougent les chemins
mais quand s’efface
toute piste
tu avances
tel l’oiseau dans le ciel
ou la truite le long des veines
de l’eau
guidé vers la clairière
par la lumière
ou le souvenir
d’un seul matin
45
qui a jamais vu
les yeux
de l’origine
les yeux de la transparence
sans mémoire
ce regard
ou la courbure du ciel
n’est plus qu’une pointe de feu
l’ouverture d’où déferle
l’aube incommencée
l’embouchure
de la lumière
un soir au bord de la clairière
peut-être verras-tu
un reflet de l’embouchure
mais la source
bien avant l’embouchure
les yeux de l’origine
46
la lumière touche
ton épaule
tu te retournes
et la lumière a tourné
avec toi
la forêt ferme tes yeux
pour que la lumière
te voie
ta nuit est protégée
la lumière est là
et la clairière s’ouvre
sur une autre nuit
elles se reconnaîtront
sans toi
au fond de tes forêts
brille
l’oubli
47
il y a des noisettes dans la haie
parmi les églantines
que nul ne viendra cueillir
avant l’hiver
inutile offrande
qui de loin en loin désigne
l’absence de la forêt
avec quelle douceur les feuilles
toutes ensemble
silencieusement se passent
la profonde rougeur
semblable à l’or qui défaille
le pèlerin errant les yeux levés
dans les rayons de la merveille
ne parvient pas à entendre
cette phrase en vain
transmise de toute part
mais son âme alertée tressaille
48
ailleurs
mais c’est ici
où l’heure brûle sur le rocher
qu’entoure une petite brise
et rythme le sang le temps des chênes
l’ailleurs tapi
dans le sans fond de la forêt
il n’est pas ici
ou là il est
ici
il s’approche quand tu caresses
le duvet des sources
la pluie qui dort
quand tu soignes les blessures
du vent
ces yeux qui pleurent du sang
à travers le branches
quand tu le touches
tu ne sais pas
quand il te touche
tu l’oublies
la forêt est toujours ailleurs
ici
Clairière,
Editions Desclée de Brouwer,1974
Du même auteur :
Le (26/11/2014)
Clairière (1 – 15) (26/11/2015)
L’aube (26/11/2016)
Le point du jour (26/11/2017)
Clairière (16 – 30) (26/11/2018)
Clairière (31- 40) (26/11/2019)
Clairière (49 - 55) (26/11/2021)
Clairière (56 - 64) (26/11/2022)
Clairière (65 - 70) (26/11/2023)