Frédéric Jacques Temple (1921 – 2020) : Northbound
NORTHBOUND
FOGHORN
à Henk Breugher
Quelque part
dans la nuit sale
quelque part
en mer
dans l’orbite noire de la brume défoncée
foghorn
une voix
quelque part
quelque chose comme un œil
sombre
sur les mâts
un capitaine
des hommes qui veillent
au grain
un pont lisse de silence humain
et cette voix rauque
dans le tunnel de la brume
quelque part où va
quelque navire
pas de ciel pas de mer
cette voix
seule.
EN MER
à Loys Masson
Autour de nous, la noire rumeur des nuées engendre un envol touffu de
légendes. Par les dédales du vent tourbillonnent les âmes océanes sur les
toits naufragés de la ville où dorment les pinasses mortes.
Flottent les filles de l’eau à crinière de goémons, et leurs yeux au matin
glauque sont des astres défunts, résidus sur les plages de la mémoire. Ce
que dit le trou noir du ciel s’en va mourir sur l’écume frileuse dans les
marécages de l’Histoire.
On entend dans les gouffres de l’air le glapissement des oiseaux, les soupirs
de l’angoisse infinie sur l’eau des brumes. Et l’Océan monte vers nous des
goules béantes qui le vomissent, dans un sanglot de monstre malade, tandis
que craquent les ossements des caps sous l’œil d’acier des goélands.
MER DU NORD
à Michel Velmans
Pluie
nous allions vers le grand phare bleu
seul
le doigt gourd monte la garde
attention au grain
de sable
dans la route du temps
pluie sur nos coeurs
nous allions vers le grand phare vert
voici
voici la vague
baleine
troupeau broutant les goémons
pluie de pluie de la mer du Nord
pluie de sarcelles siffleuses de plumes émaux de palombes grises et la bise
sur le brise-lames la froide marée de harengs dans les mains rouges des
hommes de la mer du Nord
nous allions vers le grand phare jaune
chien boréal
pluie de canards fuselés sur l’écume blême de sardines croissants d’argents
friselis de lune marine dents de la vague vache de mer oiseaux friands des
raisins de la mer du Nord
pluie de la mer
du Nord
et des grands cygnes voyageurs
dans le gel plumeux
de l’hiver.
LA CITE BLEUE
à Serge Michenaud
Etait-ce un rêve au royaume des houles
Où si j’étais comme une âme flottante
Dans la galerne verte des bretagnes.
Ce soir une corne hurlait la pourchasse
Des cormorans de fer dans les ténèbres
Où parmi les scories du bout du monde
J’entends passer les choses d’épouvante.
Les grands oiseaux d’orage crient bataille
Sur la masse étendue de mes remous.
Quand je respire un monde se soulève,
Mon ventre pers libère ses remugles
Si je frappe d’estoc au chef des caps,
Narval de bronze aux flanc noir des femelles
Dans le désert marin de ses ébats.
Existe-t-il au cœur de l’Océan
La Ville qui surgit comme un mirage ?
Qui se hasarderait à cette découverte
S’il n’a l’amour des espoirs inouïs ?
Existe-t-i au cœur des montagnes de l’eau
La Cité bleue dont la mort est princesse ?
Ô goémons sur les yeux des sirènes,
Sable endormi sur la bouche du temps !
Est-il encore une cloche envolée
Sonnant le beau charroi des amoureux
Jusqu’au matin dans l’Enfer de Plogoff ?
Blêmes amants déchus de la Princesse,
Ys vous ressemble aux méduses livrées.
Existe-t-il au creux des herbes sages
La Ville bleue aux remparts naufragés
Intacte en ses marines funérailles ?
Vierge du Van, Dame des Quatre Vents,
Mouette sacrée au comble des tempêtes,
Que tinte encore le cristal des légendes
Dans le blanc silence des Trépassés.
LA FORËT ENGLOUTIE
à Bruno de Senneville
Tant d’arbres morts
enlisés dans le temps
par une seule immense vague bûcheronne,
tant de vie médusée
dans les replis des marnes
parmi les troncs coulés sous les tangues de plomb,
tant de silence ancré
sous la chape des sables,
mais au cœur de la nuit l’iris moiré d’un œil.
MAREE BASSE
à Henri Thomas
C’est alors une vaste respiration d’eau grise
en ces limons
tel un réseau d’artères enlisées
et de veinules mauves, dans les sables
draineurs de fientes lumineuses
sous un soleil paré de rémiges cendrées
défiant l’opacité des siècles.
BROCELIANDE
à Denys-Paul Bouloc
Voici l’automne en pelage madré,
Gloire des cuivres, des rousseurs,
Qui nous ramène aux sortilèges.
D’immobiles regards nous suivent,
inquiets de nos profonds désirs,
vers la fontaine ensorcelée.
Merlin veille sur les arcanes
Où mûrit le silence des chênes
COMBOURG
à Lauretta et Jean Hugo
C’est là, c’est cette tour,
la chambre et le couloir,
le frisson des roseaux...
Il était là, ce cœur
à l’écoute des arbres
et du temps vaporeux.
La douce souvenance !
TURNER
à Edwin Mullins
Lorsque entra le navire par les avenues d’eau, la mer, de perle, enveloppait
la ville. Celle-ci respirait l’épaisse nébuleuse où se mouvaient des verdeurs.
Quelque part une torche laissait aux brumes des lambeaux d’ardeurs fanées.
Rauque était la voix de l’ombre dans les moiteurs de suie pourpre des arsenaux.
Une brise repue de fumée glaçait les voiles qu’un soleil éclairait de saumon
sali. Le ciel opaque amoncelait des fientes d’oies sauvages. On crut entendre
un beuglement et la terrible rumeur des chaînes dans les écubiers. Une âme
jaune flottait, incertaine, sur la ville.
LONDRES
à Gladys et Arthur Secunda
A South Harrow
Un air de pipeau
Tremble parmi les aquarelles
Il pleut des plumes de tourterelle
Dans un arbre de Gainsborough.
Là-bas un sommeil de lumières
Gagne le lit de la Tamise
Pâle dans son collier de réverbères
STRATFORD
à Alister Kershaw
Etre ou ne pas être
là sous cette dalle
tel est le sortilège
le magique pouvoir
d’affirmer sa substance
dans le vide peut-être.
Forbeare to digg the dust
ne cherchez pas ici
ce que savent les arbres
et l’eau claire de l’ Avon.
EN ARDENNES
à Gilberte et Jean Loize
Dans ces layons marqués de sang
la meute a pris le vent des bêtes
sous les branches qui s’égouttent
de bruine nocturne et de fumets.
Les aboiements meurent dans les halliers
perdus sur les versants de l’aube.
J’entends venir la grande peur
Qui me parle d’anciennes choses.
NAMUR
à Paul Gilson
Sont des maisons de fer sur la Meuse à Namur
Où les miroirs des toits s’envolent à foison
En un dur cri de plumes aiguisées.
Les vitres où le ciel se repose du gel
Atteignent d’une aile les forteresses
Les arbres graves sous un linge d’or blanc
Où l’airain coasse aux becs des campaniles.
LIGNY
à André Miguel
Dans la brume du Vieux Semois
- grosse coupe comme il se doit,
dans son cornet de papier rouge
à l’enseigne du Cerf (De Hert)
chez Van Israël à Grammont –
j’ai vu Napoléon monter
en redingote de fumée
vers la brave ferme d’En Haut
d’où l’on peut voir danser le soir
les incubes de fin des temps
que Cécile Miguel convoque
SCHWARZWALD
à Alfred Perlès
Dans les hautes fougères
un daguet frissonnant
de la peur inconnue
qu’à de l’arbre le jour
écoute le reflet
du sang noir sur les fanes.
Au mépris du soleil
la sombre forêt trame
un silence effrayant.
Foghorn
Editions Bernard Grasset, 1975
Du même auteur :
La prison de Socrate (13/10/2014)
Un long voyage (13/10/2015)
Profonds pays (II) (15/05/2018)
Westbound (14/05/2019)
Thessalonique (15/05/2020)
Sud (15/05/2021)
Profonds pays (I) (01/11/2021)
Profonds pays (III) (15/05/2022)
Caravane (15/05/2023)
Profonds pays (IV) (15/05/2024)