François Cheng (1929 -) : L’arbre en nous a parlé (II)
L’arbre en nous a parlé (II)
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Avant l’orage
Entre les amandiers
Le trop-plein de l’été
s’est retiré
Un chant de loriot
depuis la haie
Vient se loger
Dans le nid défait
de la vacance
Jailli de la senteur
du sol originel
Le rayonnement vert
Se fait plus proche
plus ardent
plus transparent
Comme pour tout reprendre
Avant l’orage
Dans l’allée qui mène à la lisière
Nous nous arrêtons saisis de peur
Par-delà la lisière ce soir
l’avènement du Pur Espace
Qui pourrait lui faire face sans périr ?
Nous nous arrêtons humble procession
figée devant l’ultime autel
Lentement au loin monte une fumée
Quelques cris d’alouette embrasant l’air
Tout est couleur de signes inouïs
Tout est couleur de songes mortels
D’un moment à l’autre
Nous le pressentons
Les étoiles ravies vont crever
l’immense voile
Quand nous pénètre jusqu’au tréfonds
le dernier rayon du crépuscule
Les uns d’entre nous s’inclinent
Les autres vers le Révélé
lèvent leurs offrandes
Céder à l’invite du tronc couché
Céder à l’antique blessure
guérie par la résine du temps
Au sortilège d’un après-midi
en vierge forêt
Aux murmures ininterrompus de l’été
A la félicité de l’attente, à l’arrivée
inattendue d’une amante de rêve
Au bourdonnement autour des mûres
que les renards ont crachées
Aux écailles de serpent muées en papillons
A la soif qu’étanchent seules les larmes
A l’irrépressible nostalgie renée
de l’éternel instant
Céder à l’invite du héron debout
Qui, près de l’étang, là-bas,
Tend le miroir d’un soir doré
au cœur de la mémoire terrestre
Entre deux rochers
Surplombant le vide
Le pin ivre d’écoute
Dira nos secrets
Oiseaux du matin
Ni brumes du soir
Jamais ne rompront
Le fil de nos voix
Voix échangées là
Au hasard d’un jour
Un jour par-dessus
Les années -
lumière
L’appel de la mer
tu l’entends
L’appel de la lune
tu l’entends
Longue plainte lumineuse
Sillonnant la surface mouvante
Depuis l’extrême bord
jusqu’à tes pieds
Toi Eucalyptus
Tu ne perds rien
du clair de lune
Qui caresse qui entaille
Le corps de la mer
rompu jusqu’aux entrailles
Tu es celle qui attend
Es-tu celle qu’on attend
Tu reprends
Feuille à feuille
branche à branche
Le cantique des épousailles
D’un coup libéré de l’écorce
flanc nu gonflé de lait
chevelure ruisselante de larmes
Tu renais soudain à toi
Tu renais enfin à toi
En toi s’achève
la voix nocturne
Quand tu exultes
à ton nom propre
Eu-ca-lyp-tus !
éclats de lune
Sans fin mêlés
au chant des vagues...
A nous survécu
Témoigneras-tu ?
Tes anneaux ont bu
Nos cris sans écho
Toi érable oublieux
Aux feuilles de sang
Ecorce entaillée
Où s’emmêlent nos noms
Donneras-tu le miel
A ceux qui viendront
Toi érable oublieux
Là, encore, saignant
Le fruit parle :
Notre destin certes
est de contenir
Le voici pourtant
prêt à éclater
Sur lui pèsent trop d’étés
Trop d’automnes l’écrasent
Qui survit-il à son désir ?
Notre gloire n’est point d’ici
Notre gloire est bien ici
Sous l’outré du ciel
Tout de vol de cailles
Nous consentons
Au crève-cœur de l’humus
A son âme insondée
à sa tacite promesse
Survivre au désir
Porter la soif
plus loin que l’oasis
A l’orée de l’ombrage
et du bruissement
Céder à l’âpre ivresse
de l’immense
Là-bas
L’orage qui s’annonce
plus ardent que la mort
Rompt le vol des migrateurs
Brise les arabesques du temps
Restitue à l’horizon
Son irrépressible senteur
de mousse et d’algue
Quand s’approchent les pas
Tout est à l’avance
consommé
Sous l’offrande des feuilles
Traces de lynx
ou de scorpion
Eclair d’une plume
au feu mal éteint
Un rien de la déesse
S’élève
s’élève encore
La cime des chênes roussit davantage
Sous le voile
Bleui
Plus subit
Que le cri
de la grive
Senteur d’un soir
Proche insistante
au cœur du bois
Qui donc est là
Depuis toujours là
Dont on ignore la face
Que pourtant on se rappelle
Avoir vu
Au détour
d’un sentier
Quand certain soir
On s’attardait
trop
Luxuriance encore
Déjà cendre au cœur
Que vaut or de septembre
Que vaut soie de décembre
Parures des jours d’alliances
Qui les porte au seuil de l’an ?
- nous avons tant défié le vent
entre les rochers de l’attente –
Bruit seule la lave interne
Sourde à l’appel des rongeurs
Que vaut soie de décembre
Que vaut or de septembre
Déjà cendre au cœur
Luxuriance encore
La forêt parle :
Au passage de l’automne
Nous nous livrons aux flammes
Les dieux muets ont vécu
Nul temple ne nous abrite
Nous connaissions la juste distance
Nous connaissions la juste cadence
Sans prévoir le déferlement de la horde
Nos troncs nus font une haie dérisoire
Au passage de l’ouragan où l’air
Prend feu pas une feuille n’est épargnée
Où les fumées rejoignent les nuages
S’envolent sans regret les oies sauvages
Qui d’autres sinon nous pour dire les jours
Pour redire l’incandescence des saisons
Trop haute notre passion trop brève
Est-il chair qui ne soit d’amour vaincue
Le glaive du couchant clôt l’horizon
Seul le fleuve brise la chaîne des montagnes
Les dieux muets sont partis
Nul temple ne nous abrite
Nous nous livrons aux flammes
Au passage de l’automne
Lors même que nous briserions
les anneaux du temps
La mort reste notre plus urgent
Lors même que serait dépassée
la mémoire ancienne
Nous poussons, fiévreux encore
Vers où le corps défaille
d’inaltérable soif
Vers où scintille le diadème
La fumée a couronné le fumier
Une limace a gravi les degrés
du solstice
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Double chant,
Editions Encre Marine,2000
Du même auteur :
Un jour, les pierres (I) (15/052014)
« L'infini n'est autre… » (15/05/2015)
Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)
« Demeure ici… » (15/05/2017)
Un jour, les pierres (III) (05/05/2018)
L’arbre en nous a parlé (I) (05/05/2019)
L’arbre en nous a parlé (III) (05/05/2021)
Cantos toscans (I) (05/05/2022)
Cinq quatrains (05/05/2023)
Neuf nocturnes (05/05/2024)