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Le bar à poèmes
3 mai 2020

Henri Michaux (1889 – 1984) : La marche dans le tunnel (1- 9)

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La marche dans le tunnel

 

 

CHANT PREMIER

 

     J’entendis des paroles dans le noir. Elles avaient la gravité des situations

périlleuses au cœur de la nuit entre personnages d’importance.

     Elles disaient, ces paroles, dans l’ombre obscure. Elles disaient avec

confusion. Elles disaient toutes : « Malheur ! Malheur ! » et ne cessaient pas,

criant toujours : « Malheur ! Malheur ! »

     Je vis un homme dans un lit, et la maladie lui parlait :

     « Malheureux, disait-elle, ne sais-tu pas que tes reins, ennemis sûrs, se

corrompant, te mettent, à partir de maintenant, ta mort au lit avec toi. Tu

sauras plus tard mon nom, mais le bec de l’oiseau urinaire en toi commence à

piquer et tu paieras cher le petit peu que tu as eu... »

     Puis j’entendis une voix plus forte qui dit :

     « Va, ne t’attarde pas, ici n’est qu’un homme. Ailleurs ils sont des milliers

et des milliers de fois des milliers et plus encore il y en a et tous en grand

danger. 

     « Ne sois plus distrait et regarde. Après tout, tu dois vivre là-dedans ta petite

vie. »

     Alors éclata une voix comme on n’en connaissait pas et les fleurs de la vie

se mirent à puer, et le soleil n’était plus qu’un souvenir, un vieux paillasson

mis derrière une porte qu’on ne franchira plus, et les hommes, perdant la foi, se

taisaient, se taisaient d’un silence qui vous prend le souffle, comme il arrive en

été, le soir à  la campagne, quand les derniers oiseaux, et puis les derniers

insectes du jour étant rentrés, et ceux de la nuit pas encore venus, il se produit

soudain un  silence tombal.

     Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes.

     Des trous énormes se formaient d’un coup comme des collines retournées.

Les maisons, comme perdant poids, étaient soufflées. Et leurs habitants, qu’en

dire ?... Pour eux la plaie d’être homme se fermait.

     En vain on grattait à la porte de demain et le présent hurlait.

     Il fit froid, cette année.

     Des kilomètres de gueules sportives, échelonnées sur la neige du continent,

ne savaient quelle expression prendre. La bise de l’hiver top dure pour leur

métabolisme basal soufflait souverainement.

     La force était partout, mais la détresse vissée dedans.

     Les eaux étaient atteintes, les airs étaient atteints. Les thons effrayés

désertaient leurs mers coutumières et les aigles se faisant petits s’enfuyaient à

tire-d’aile.

     Le métal n’avait jamais été si dur, la poudre n’avait jamais été si forte.

Ensemble ils tombaient sur les foules, et les hommes stoppés par la mort

s’affaissaient pour ne plus se relever en ce siècle.

     Mais plus loin, tout continuait.

     Les toupies tournaient ferme sous les fouets implacables.

 

CHANT DEUXIEME

 

     Les idées, comme des boucs, étaient dressées les unes contre les autres. La

haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfant fut poussé

à mordre. Le monde était tout drapeau.

     Il y avait eu autrefois des hommes prenant leur temps, brûlant paisiblement

des bûches de bois dans de vielles cheminées, lisant des romans délicieux où se

sont les autres qui souffrent. Ces temps n’étaient plus. Les fauteuils, en ce

siècle, brûlèrent et le contentement barbelé des riches de ce monde ne se

défendait plus.

     Il fit froid pour tous cette année. Ce fut le premier hiver total.

     L’espoir sourdait vaille que vaille. Mais l’évènement s’en foutant, comme

une brute qui arrache pansement et chair et drain à la fois, il fallait

recommencer à souffrir sans espoir.

     De distance en distance apparaissait une lueur, mais la vague de fond qui

emporterait le tout ne se levait toujours pas.

     Des peuples, les uns gagnaient, les autres crevaient, mais tous restaient

emmêlés dans une misère qui faisait le tour de la Terre.

     La race de la Sagesse ne fut pas épargnée.

     Prise au dépourvu, elle lutta année après année, sa patience millénaire

soumise à un test extra-sévère.

     Le peuple prédestiné, lui aussi, et le premier, pâtit. On lui enleva jusqu’à sa

chemise. L’on se rit de lui, et se retournant, on l’accusait de l’origine des

malheurs.

     Au peuple des Temples parfaits, il lui fut pris jusqu’à ses olives.

     Les têtes étaient farcies de foutaises.

     Comme la mer ne se fatigue pas de heurter le rivage d’inutiles vagues, ainsi

cette grande lutte poussait toujours en avant de nouveaux rangs.

     Avances trépidantes qui n’avançaient à rien, retraites éberluées qui

finissaient devant le vide.

     Jamais on ne vit autant de coups d’épée dans l’eau.

     Les rênes de l’humanité flottaient au hasard, mais pourtant, mais partout,

sous des visages divers, le Père, le chef, lorsque sa vie autoritaire, comme une

rame, s’enfonce dans sa famille qui se tait.

 

CHANT TROISIEME

 

     L’année était comme un mur devant la race des hommes.

     La Terre, jusqu’au plus haut, était une seule laitance d’où l’on n’arrivait pas

à sortir la tête.

     Pourtant travaillaient les hommes et travaillaient comme jamais n’avaient

travaillé, sans regarder le soleil, sans regarder leur temps qui s’écoulait

inexorable, et plus travaillaient, plus étaient poussées à travailler, pelletant,

pelletant sans cesse sous la gigantesque hémorragie ; et la mort, avec

simplicité, venait au bout comme une étoffe fatiguée, comme un étoffe

fatiguée qu’on découd ou comme une addition qu’on avait oubliée et qu’on

vous présente au moment d’ouvrir la porte.

     La civilisation boutiquière s’obstinait. On disait qu’elle craquait. Mais tout

en craquant elle s’obstinait.

     Cependant, comptait ce siècle à statistiques, comptait, comptait éperdument,

comptait les grains, les trains, les tonnes, les bébés, les veaux, les roues, les

épaules à porter les armes.

     Il fallait un permis pour recevoir une bouchée de pain.

 

CHANT QUATRIEME

 

     Les grands hommes d’autrefois, les hommes divins, parlaient avec une

grande paix, comme une main sur le cœur et l’on s’arrêtait, les écoutant, et

des millénaires plus tard, les écoutant toujours vous vous arrêtiez encore,

comme si une main venait se poser sur votre cœur.

     Il n’en était plus ainsi à présent.

     De grinçants hurlements, et des façons de camion, et comme un entourage

d’émeute.

     L’époque était trompette, mais le souffle lui-même était sourd et angoissé,

court et hypocrite.

     Le Colossal, lui-même, la grandeur n’y était pas.

     Dans le triomphe, le crapuleux : on salissait les têtes tombées, on y poussait

la canaille.

     Les faucons, pour mieux tromper, s’habillaient en fauvettes. Mais c’étaient

des faucons.

     Le reste n’avait jamais été aussi fourmi. D’interchangeables idées de soldat

de plomb que la haine même n’émulsionnait pas.

     Tout était Tribu, Tribu !

     Lugubres et farouches, se détournant des souvenirs des jours anciens, les

hommes marchaient dans le tunnel, tendant le poing à leur passé, accusant les

seins d’avoir été trop beaux, accusant le soleil d’avoir été jaune et brillant,

jetant inconsidérément ses pinceaux de douce chaleur.

     On reprochait le riz à l’étincelle et au riz de ne pas donner d’étincelle.

     Tout était nivelé. A la reine d’être bonne dactylo.

     Et docile à tous les prêches, l’homme abattu, docile, jusques à quand

docile ?

     Pauvre Pays, comment a-t-on pu t’aimer ainsi ?

 

CHANT CINQUIEME

 

     Un désert brûlant, en sa saison extrême, sous le soleil le plus ouvert, en la

Saison que, même le grand scorpion noir africain hésite à sortir ses pattes sur le

sable poivré de chaleur, ce désert, une armée qu’on croyait endormie le

traversa, s’ébranlant dans des chars plus chauds que des poêles, fonçant en

avant, et une bataille nouvelle dut être livrée.

     Les éléments hostiles ne faisaient pas reculer.

     Ici, le sable était si chaud qu’il faisait éclater la peau des jambes.

     Là, si dense était la boue qu’elle engluait les canons, les hommes, les

chevaux, dans un écoeurant et gigantesque empêtrement.

     Ailleurs, le froid glaçait l’œil dans l’orbite comme une bille.

     Les armes, l’acier, collaient aux doigts, martyrisaient l’homme longuement,

comme une grenouille sous un savant penché, bistouri à la main et préoccupé,

préoccupé de ses réflexes, si curieux, si curieusement finalistes d’allure, quand

on y songe.

     Le ciel était mis en batterie contre la terre et la terre contre le ciel.

     Même au fond des eaux un navire n’était pas tranquille.

     Hébétés dans la mêlée. Hébétés hors de la mêlée.

     La vie entre l’écorce et l’arbre pour les plus fortunés.

     Les pensées, les propos étaient mitraillés. L’air même était devenu policier.

Beaucoup regardaient leur nez, leur nom avec inquiétude, cherchant dans leur

tréfonds les tendances d’une race honnie.

 

CHANT SIXIEME

 

     Dans l’abattement général, tout à coup la bataille, comme revigorée dans le

silence, reprenait, nouvelle et avec de nouveaux moyens.

     A nouveau le parti le plus fort bougeait, volait, se ruait, parcourait un

continent, prenait des avantages formidables. On attendait anxieux, les uns

triomphants, les autres défaits

     Mais inutile brisement.

     Il ne pouvait divorcer d’avec le malheur. Personne, aucun peuple ne le

pouvait et l’attente reprenait comme une vie de taupe.

     Les patients écoutaient des voix libératrices franchir les continents. Mais

l’évènement ne libérait rien, ne franchissait même pas un petit ruisseau et des

oreilles soupçonneuses écoutaient les écoutants.

     Menaçant de mille nouvelles menaces possibles, le Temps, lentement,

coulait, semblable à une interminable enfance.

 

CHANT SEPTIEME

 

     Comme un planeur en silence remonte une pente chaude dans le ciel

dégagé, le Dominateur cherche une nouvelle ascension-puissance, prélude de

nouveaux bannissements, de nouveaux carnages.

     Sa machine à nouveau s’ébranle et le monde comme une étoffe gémit, ou

comme la femelle du hérisson couverte par le mâle au pénis perforant et

douloureux à supporter.

     Et sur les siens il s’arc-boute, réclamant toujours plus de bras, plus de sueur,

plus de sang.

     Dans l’engrange sans fin ils donnent davantage et la Terre étonnée attendant

la défaillance qui ne vient pas, l’observe pensivement.

     Comme un lac de montagne trépané par des foreuses divergentes s’en va

des centaines de pieds plus bas faire tourner le volant d’une grande mécanique,

cependant que, lui-même sous la gigantesque ponction, s’assèche, ainsi les 

petits peuples hors de jeu voyaient le Grand peuple puissant, portant son

mouvement toujours plus loin, s’affaiblir doucement, doucement, mais

indubitablement...

 

CHANT HUITIEME

 

Beau,

Beau comme un large champ l’été,

Beau comme un large champ de tir,

Beau l’espoir !

 

Beau comme une grande plage

Beau l’espoir

Beau comme une petite plage

Beau comme une petite plage de lumière sur un objet usuel, laquelle petite

     plage doucement vous défonce le cœur, d’on ne sait quoi de vague, mais en

     somme de satisfaisant

Ainsi l’espoir

l’espoir de l’homme tenace

l’espoir à travers cataclysmes qui se faufile.

 

     Cependant le quatrième automne approche, le quatrième automne d’horreur

(c’est aussi l’automne d’un âge qui se disait heureux) et un hiver qu’on avait

tant voulu écarter, déjà il annonce qu’il va paraître qu’il sera là, rendant plus

durs les maux, plus vinaigrées les plaies.

 

CHANT NEUVIEME

 

     Dedans c’est la fumée. Dehors c’est la fureur.

     On embauche les flammes pour la destruction des édifices. On embauche la

bassesse humaine pour la destruction des fiertés. On embauche la bêtise et la

veulerie dans un immense et composite outil. Et travaille dur cet outil, dur et

insolemment, par-ci par-là avec des souplesses, puis de nouveau dur et

impudent, lassant la résistance et développant un immense imbroglio.

     Mais dur pour qui le subit. Et qui ne le subit pas ?

     Le travail creuse, le crachat aussi.

     Jusqu’où tomberas-tu ?

     Jusqu’où fléchiras-tu, peuple méconnaissable ?

......

 

Epreuves, exorcismes

Editions Gallimard, 1945

Du même auteur :

 « Mais Toi, quand viendras – tu ? » (22/05/2014)

Arriver à se réveiller (22/05/2015)

Contre ! (22/05/2016)

Emportez-moi (22/05/2017)

L’époque des illuminés (22/05/2018)

Le grand combat (04/05/2019)

La marche dans le tunnel (10 – 23) (03/05/2021)

Dans la nuit (04/05/2022)

Clown (04/05/2023)

Les travaux de Sisyphe (04/05/2024)

Commentaires
S
Comment dire l'immense beauté de ce poème, j'admire chaque phrase, chaque mot et sa juste place, ajouterai-je que j'admire par dessus tout la discrétion et en même temps l'omniprésence du témoignage au sens aussi de "testis" la la shoah.<br /> <br /> Michel
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