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Le bar à poèmes
23 avril 2020

Rabindranath Tagore / রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর (1861 – 1941) : Cygne (I – VI)

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 Cygne

(I- VI)

 

I

O mon Nouveau ! O chose non mûre !

Toujours vert ! Inconsidéré !

Renvoie d’un coup dans la vie tous ces demi-morts !

La lumière du matin est rouge à force d’ivresse.

Que les gens crient contre toi comme il leur plaît,

Jette de côté la querelle, à ton aise,

Et fais danser très haut ta belle queue d’oiseau !

Viens mon éclatant, mon jeune, mon Nouveau !

 

La cage se balance gentiment dans l’air,

Rien ne bouge, ne remue

Dans leur maison ni dans leur cour ;

Ces créatures blanchies affreusement mûres,

Les yeux et les oreilles sous le capuchon de leur aile,

Somnolent, pareilles aux figures peintes,

Sous la protection de la cage assombrie.

Viens mon plein de vie ! Viens mon cher Nouveau !

 

Nul ne regarde autour, et nul ne voit le flot

Se précipiter, les hautes vagues accourir sur la marée haute !

Nous qui sommes tous des enfants de la terre

Nous hésitons à traverser la terre pas à pas.

Chacun demeure à la place immuable, et sur son perchoir de bambou !

Viens, toi mon inquiet ! Viens mon jamais mûr, viens mon cher Nouveau !

 

Ils veulent te détourner, quand soudain tu parais avec ta lumière,

Ils pensent : quelle étrange vue !

Mais tes coups les rendront furieux,

Tu les précipiteras hors de leur sommeil,

Et dans ce grand moment du réveil mutuel éclatera la guerre entre mensonge et

     vérité !

Viens mon inconnu, viens mon jamais mûr, viens mon indompté !

 

L’autel de la Déesse-aux-chaînes resterait toujours debout ?

Non, viens, Frénésie brisant toutes barrières !

Ouragan qu’on ne peut guider ! Ouvre le drapeau de victoire,

Er recouvrant le ciel avec ton rire fou,

Sors les énormes fautes de calcul

De la besace du Dieu Mendiant sans calcul !

Viens mon cher Fou, viens mon cher oublieux et jamais mûr !

 

Pousse-nous vite au bout du chemin bien tracé,

Contrains-nous à marcher sur la route sans fond

En traversant toujours de la terre étrangère.

Oui, les dangers sont là ! Les blessures aussi.

Voilà pourquoi la vie entière est dans l’extase de sa danse !

Oui détruis la stupidité

Qui demande direction à des vieillards porteurs de textes !

Et viens mon Nouveau, viens mon jamais mûr ! Viens, toi libéré !

 

Eternelle jeunesse ! tu es vie éternelle.

Effeuille et jette les pétales du vieil âge,

Distribue le don incessant de la vie

Car la terre est folle de ton ivresse verte,

Les nuages sont chargés de tes éclairs de foudre,

Et le Printemps est honoré de porter autour de son cou

Ta guirlande de Bokul (*)qui fait perdre la raison !

Viens, toi Immortel ! Oh viens, jamais mûr ! Viens, toujours nouveau !

     Eternelle jeunesse !

 

(*) Bokul : Fleur d’un grand arbre, petite, jaune et de forme étoilée, au parfum persistant ; dès

que la corolle est ouverte, la fleur tombe.

 

II

Regardez, le voilà Celui qui détruit tout !

Oh l’inondation des souffrances, le flot des larmes suivant ses pas !

Oh le clignotement rouge-sang des nuages, et le tonnerre éclatant dans le vide !

Quel est ce terrible Fou

Remplissant l’espace avec les éclats de son rire sauvage ?

Car ne vient-il pas Celui qui détruit tout ?

 

La vie plonge aujourd’hui dans la folle orgie de la Mort !

Accueille la Mort avec les présents qui lui sont dus

Donne tout !

Et ne chancelle ni en avant ni en arrière

Et ne dérobe point !

Mais courbe la tête au niveau de ses pieds,

Les couvrant avec les cheveux sauvages de ton angoisse !

Car ne vient-il pas Celui qui détruit tout ?

 

Accepte la route ouverte pour compagne,

La maison disparaît dans l’ombre, et la lampe du chevet est morte,

L’ouragan remplit la demeure et les fondations tremblent,

N’entends-tu pas l’appel,

L’appel vers l’inconnu ?

Car Celui qui détruit tout n’est-il pas venu ?

 

Honte, ô honte de verser des larmes,

Ne couvre pas ta face dans ta terreur

Et ne te couche point sur ta robe à terre dans un angle !

Pourquoi ton âme est-elle hors de soi ? Brise les barres de ta porte,

Laissant les petits sentiments, jette-toi dans le Grand Ouvert.

Car ne vient-il pas Celui qui détruit tout ?

Et ne chanteras-tu pas l’hymne du triomphe, et tes pieds ne danseront-ils pas

Au rythme barbare de Rudra ?

Ce haut spectacle était en réserve pour toi,

L’oublieras-tu ? Va, délaissant les choses,

Pareil à la simple épousée dans sa robe rouge,

Car ne vient-il pas ton grand Amant détruisant tout ?

 

III

Pour nous la marche en avant

Et qui pourrait nous arrêter ?

Pour ceux-là qu’une main retient en arrière,

Pleurs et lamentations !

Nous, avec nos pieds sanglants nous arracherons les liens

Et nous avancerons parmi soleil et ombres,

Eux, ils enrouleront tout autour de leur corps les divers réseaux de leur

                                                                                                    [illusion

Et pour eux, pleurs et lamentations.

 

Rudra sonnant de la trompette nous envoya son appel,

Le soleil de midi

Envoya lui aussi son ordre sur nos fronts.

Notre esprit voudrait couvrir le ciel entier,

Nous sommes transportés par le joyeux enivrement de la clarté !

Mais pour ceux-là barricadant leur porte

Ahuris par le jour,

Pour ceux-là, pleurs et lamentations !

 

Nous ferons la conquête de l’océan et des montagnes

Et même nous passerons outre !

Nous ne craignons pas d’avancer seuls sur la route solitaire

Car nous ressentons la présence de l’Eternel Compagnon.

Mais eux qui sont perdus dans leur illusion fabriquée,

Entravés par les limites, les barrières,

Ils ne pourraient aller de leur chambre à leur cour,

Pour ceux-là, pour ceux-là, pleurs et lamentations !

 

Elle va sonner, la trompette de Rudra qui se réveille !

Les liens seront brûlés, la bannière de victoire

Se déroulera dans les airs,

Les doutes, les conflits seront tranchés,

Et nous baratterons l’océan de la mort,

Nous en exprimerons la liqueur sacrée,

Tandis qu’eux, agrippés sur le flanc de la vie, ils recevront la discipline de la

     mort

Et pour eux, pour eux, pleurs et lamentations !

 

IV

Ta trompette est dans la poussière ! Comment endurer cette vue ?

O désastre ! l’air et la lumière ont disparu ; les choses meurent.

Venez les combattants ! et combattez près du drapeau.

Venez vous les chanteurs ! et donnez hautement vos chants.

Venez vous les errants ! et marchez toujours et toujours,

Venez, vous tous sans peur !

Dans la poussière a roulé la trompette inspirant le courage, et dans la

     poussière elle attend !

 

J’étais allé dans le temple, apportant mes offrandes de fleurs,

Recherchant le ciel de paix après le combat du jour.

Et je croyais que les blessures de mon cœur se guériraient à la fin,

Que je serais propre et sans tache, ayant lavé toute souillure et tache impure,

 - Et soudainement voici Ton grand clairon roulant dans la poussière !

 

Ah ! serait-ce le moment d’allumer ma lampe de prière ?

Est-ce là mon soir d’adoration ? Où déposer mes doux jasmins ?

Voici l’ordre : une couronne de Jabâ (*), aux couleurs de sang !

Et moi je croyais en avoir fini des combats,

Atteindre au repos,

Avoir payé toutes mes dettes d’obligation, et prendre refuge en ton sein,

- Quand tout à coup je suis appelé par Ta trompette à terre et privée de son !

 

Alors change mon cœur, ô Maître ! avec la touche miraculeuse de la jeunesse !

Que la joie de ma brûlante vie résonne dans la mélodie ardent de Dîpak (**) !

Et fasse éclater le cœur de la nuit, emplisse le ciel d’un terrible réveil

Capable de soulever cette consternation qui pèse sur les quartiers du monde !

Cependant que je tiendrai dans mes deux mains ta victorieuse trompette !

 

Je sais bien que le sommeil s’éloignera de mes paupières,

Que les flèches cruelles viendront piquer mon cœur, aussi serrées que les

     averses de Çravana (***).

Et les uns accourront à mes côtés, les autres soupirant verseront des

larmes, les autres remués sur leur lit de sommeil dans le cauchemar

     trembleront,

Tandis qu’en sa joie colossale éclatera Ton grand clairon !

 

Ah je t’ai mendié aide et consolation, j’ai reçu seulement désillusion et honte.

Ainsi couvre tout mon corps avec ton armure divine !

Et que l’obstacle à traverser soit devant moi, toujours nouveau !

Et que je demeure bien droit sous les blessures,

Mais que le clairon de victoire sonne toujours au cœur souffrant !

Que je donne le dernier petit reste de ma force,

Mais que la Trompette inspirant le courage, je la tienne toujours dans mes deux

     mains et tout en haut !

 

* Jâba : Fleur couleur de sang, consacrée au culte de la déesse Kâli.

** Dîpak : Mélodie hindou, très passionnée ; elle consuma son inventeur, après qu’il en eut

achevé l’improvisation.

*** Çravana : Mois d’automne, dans la saison des pluies, célébré par les poètes lyriques de l’Inde

 

V

Dans le profond de la nuit traversant l’océan furieux, je vois venir mon   

     Batelier.

Souffle le vent impétueux ! Il a manoeuvré sa voile, il avance mon Batelier !

Sous l’horreur de l’épaisse nuit, et quand le ciel prostré s’évanouit sur l’océan,

Parmi les vagues sans direction, folles, balancées encore et encore,

A cette heure, au large des eaux, que pense mon Batelier ?

 

Pour quelle recherche amoureuse est-il en route, mon Batelier ?

Etonnant la noirceur avec sa voile blanche, il avance contre le flot,

Nul ne sait à quelle berge il va toucher, par quelle voie mystérieuse il arrivera,

     avant que soit finie la nuit,

Ni dans quelle cour ignorée brille la lampe qui l’attend !

Mais couronnant de gloire sa Bien-Aimée sans gloire,

Mon Batelier viendra me prendre et m’emporter à ses côtés.

 

Dans une telle tempête et ténèbre, quel désir l’a poussé, mon navigateur ?

Peut-être est-ce une cargaison de pierreries qu’il apporte dans son bateau,

Non mon Batelier ne transporte ni diamants ni lourds joyaux, mais seulement

Une petite branche de jasmin de nuit,

Il la tient dans sa main, traverse l’océan noir, et chante en son esprit distrait !

Sur le cou de quelle Bien-Aimée va-t-il poser sa fleur à l’aube, mon Batelier ?

 

Elle vit à la croix des chemins,

Celle pour qui mon Batelier s’est mis en route à l’heure affreuse !

Pour elle seule il s’approche, éludant les autres regards ;

Elle attend, ses cheveux tressés pendent sauvagement sur ses épaules,

Ses paupières sont pleines de larmes, le vent hurle à travers les murs de la

     maison,

La lampe vacille sous le vent de pluie, qui emplit la pauvre chambre d’ombre.

Et lui l’appelle par son nom, son nom inconnu de tout autre vivant, et elle

     répond, et voilà, et voilà, le Batelier arrive !

 

Ah, il y a bien un siècle, depuis le temps où mon Batelier fou vers moi s’est

     mis en route !

La nuit n’est pas encore finie, et ce sera bien long avant que son bateau

     n’accoste !

Il n’y aura point un bruit de tambour, et point non plus un appel de trompette,

Seulement la noirceur dispersée, seulement la lumière emplissant ma maison !

Toute ma pauvreté se trouvera glorieuse ; et purifié sera mon corps entier.

Dans l’attouchement qui produit l’extase

Un doute éternel disparaîtra silencieusement et pour toujours,

Mon batelier aura touché à mon rivage.

 

VI

 

N’es-tu qu’une image, fixée sur la toile ?

Ces masses de fleurs d’étoiles tamisées par la distance, qui bougent palpitant

     dans le nid du ciel,

L’assemblée des voyageurs infatigables qui vont et vont à travers la chose

     noire, lampe à la main :

Le soleil, la lune et les étoiles,

N’es-tu pas aussi vrai que ces choses vraies ? Ou n’es-tu hélas qu’une simple

     image ?

 

Parmi l’éternelle mobilité, pourquoi es-tu seul fixé dans le repos ?

O toi marcheur sans route ! viens et rejoins la compagnie de ceux qui vont ;

Pourquoi le jour la nuit es-tu emmuré dans la salle la plus intérieure du repos ?

Toi qui résides au milieu de tout, que demeures-tu si loin de tout ?

 

La poussière

Soulève en riant

Sa jupe couleur grise

Et joue dans la joie folâtre avec le vent :

Pendant l’été doucement elle ôte un habit de veuve au corps de la terre

Et la revêt de la parure austère des religieuses ;

A l’aube-amour du printemps, elle farde le sol de son santal d’amour.

C’est ainsi que la poussière est vraie, qu’elle est vivante, et l’herbe qui se

     couche au pied de toutes choses

Est aussi vraie ; elles varient et bougent,

Toi tu ne changes pas ! Tu n’es donc qu’une image ? Tu n’es donc qu’une

     simple image ?

 

Il était une fois un temps où tu marchais dans le chemin près de nous tous.

Ta poitrine se soulevait et s’emplissait,

Ta vie en chacun de tes membres, par la musique et par la danse

Ecrivait son rythme apparié au rythme des univers.

Combien d’âges depuis ce temps ! En ma vie, en mon univers, que tu étais réel

     alors !

Comme je le voyais, le magique pinceau faire naître les formes – et l’ineffable

     forme de l’ Amour !

Oui à l’aube primitive tu étais mon seul compagnon, - c’est en toi seul que

     s’était nommée la Nature.

 

Alors nous marchions ensemble main dans la main ; mais tu fis un pas de côté

     (je ne sais pourquoi),

Et demeuras derrière le rideau de nuit. Depuis ce temps tu es seul

Tandis que traversant tristesse et joie sans nombre moi je continuais à

     marcher.

Car sur la mer céleste divine, reflue respire et coule la marée de la lumière et

     de la nuit ;

Et le long des routes, s’avancent les fleurs-pèlerins aux pieds silencieux, aux

     couleurs éloquentes !

Et le courant de vie impétueux se jette en avant dans ses torrents

Pendant que tintinnabule à son bracelet la musique de la mort.

Ainsi je me précipite plus loin, attiré par la sonorité de l’inconnu,

Tant je suis fou d’amour pour mon chemin et oublieux de mon but !

Mais toi qui quittas le chemin, immobile tu t’es fixé et tu es toujours immobile.

Toi derrière cette herbe, et cette poussière, et ces soleils, lunes et étoiles, es-tu

     l’image, la simple image ?

 

Mais quelle imagination vaine obscurcit l’âme du poète ? – Toi une image ?

Ah tu es autre qu’une image. Qui oserait dire qu’il t’a saisi,

Enfermé dans la prison grillagée d’un vers, étranglé par tes propres larmes

     silencieuses ?

 

Non ! Si tes joies avaient perdu leur vivacité, cette rivière

aurait oublié la danse liquide avec ses vagues, ce nuage

Il aurait perdu cet éclat d’or !

Si l’enchantement sombre de tes cheveux disparaissait au monde,

Disparaîtrait aussi l’éloquent murmure

Du muet Mâdhavi (*) jouant avec le vent - pathétique et doux songe.

T’aurais-je vraiment oublié, mon Bien-Aimé ?

Mais non tu es assis près de la source vivante, et c’est pourquoi nous

     n’avons pas souvenir de toi ;

Pareillement nous ne pensons pas aux fleurs ou aux étoiles, quand elles

     ornent la route, parfument le vent de la vie,

Et comblant par la musique les abîmes de l’oubli.

 

Perdre souvenir et oublier ne sont pas une seule chose !

Et sur mon oubli même tu es assis.

Tu as ajouté des forces à mon sang,

Et si je ne t’avais pas devant les yeux c’est que tu es Toi dans ma prunelle !

Voici que tu constitues le vert de la verdure et le bleu du ciel des cieux !

Voici que mon univers a trouvé en toi son chant intérieur !

Et je ne te connais pas, et nul être ne te connaît,

Mais ta Musique vient ébranler la harpe même de mon cœur,

O toi Poète

Qui es dans le profond du cœur de tout poète,

Et alors ce n’est pas une image, ce n’est pas une image que Toi !

 

Dans une aube lointaine oubliée j’ai su t’atteindre, et depuis je t’ai perdu la

     nuit.

Depuis- dans ma tristesse et ma cécité c’est Toi que j’approche, et c’est toi que

     je veux gagner.

Toi, ne serais-tu qu’une image ? Non, pas une image ! Tu es !

 

(*) Mâdhavi :Petite fleur à longue tige. Elle posse par touffes au printemps.

 

 

Traduit du bengali par Kalidas Nag et Pierre Jean Jouve

Librairie Delamain, Boutelleau et Cie, 1923

Du même auteur :

« Le même fleuve de vie… » (24/11/2014) 

« Frère, nul n’est éternel … » (23/04/2018)

« Malgré le soir qui s’avance … » (23/04/2017)

« Poète, le soir approche ... » (23/04/2019)

Cygne (VII – XII) (06/10/2020)

Cygne (XIII - XXVI) (23/04/2021)

Cygne (XXVII – XXXVII) (06/10/2021)

Cygne (XXXVIII – XLV) (23/04/2022)

 Mes chants... » (23/04/2023)

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