Gil Jouanard (1937- 2021) : Chronique du bois d’eucalyptus (1)
Chronique du bois d’eucalyptus
Très bas, entre les tiges,
bleu, léger, le ciel,
épais comme l’aile d’un papillon
- rien n’a le temps, la place,
de s’y passer
qu’un peu d’air qui respire.
Pourtant il vient au ras du sol
racler le loess en friche
de la mémoire.
De lui, rien ne regarde,
rien n’entend
ce côté-ci, fermé,
des choses.
Il filtre la clarté
- ne l’émet pas,
ne loge aucun désir,
aucune volonté,
parfaitement absent
à soi,
et en cela divin
au-delà de toute
croyance –
Rien d’autre
que cette tige
qui tend
vers le soleil
crispé
de l’épi
- et ce grillon
qui ne se lasse pas
d’attendre.
La patience
au souffle limpide,
le murmure du sol qui se rêve,
le jour étale,
l’insignifiance
absolue.
Les mots
en perte de vitesse
qui sont jetés au sol
par le peu de vent,
et qui se laissent
voluptueusement
clouer le bec.
L’ombre vide
au pied de l’arbre
gorgé de sens.
Sous l’herbe jaune,
la musique des pas inversés,
la fusion parfaite
des contradictions.
Et la chair à vif
d’anciennes images
affleurant le présent.
A l’horizon proche,
une femme vêtue de noir
glisse en silence
à travers son destin
grand ouvert,
Le rectangle d’un mur
dit : »blanc »,
et rien de plus.
A la longue,
on ne s’entendrait plus
parler,
on se sentirait
doucement respirer,
on croirait rêver.
La beauté guérit de la cécité.
L’arbre plus le soleil égale l’ombre.
Qu’il pleuve, que le temps passe, ce sont aussi des fleurs.
Des fruits.
Insectes et oiseaux, inévitablement.
La sieste d’été sur le sol craquelé, où quelques touffes aiguës favorisent le chant
des grillons.
Autre chant, mais rare : celui de la caille.
Un silence qui est tout à fait le contraire du vide.
Sève discrète, racines taciturnes.
Traces de pas tôt effacées par le vent, par les feuilles, par l’émouvante indifférence
du plus près.
On ne peut que sans cesse ramasser les mêmes mots, fagot dérisoire, feu de peu
de chaleur, de maigre clarté.
La beauté, le silence, la vie au ras de l’Etre, l’œil élargi aux dimensions du ciel :
monde clos, phrases saignées à blanc par l’habitude.
L’infrayé, l’inouï... Que de pas sur les mêmes traces, qui parfois croient un instant
- coup au coeur ! – avoir découvert l’Amérique, trouvé une nouvelle langue,
une issue de secours. On recommence, dans le peu de présence, toujours avec
un pas devant l’autre.
**
Le bois s’ouvre sur une prairie brûlante : thym, lavande, chardons, mélilot,
sisal, alfa, figuiers de Barbarie, , fourmis, pince-oreilles, insectes à carapaces
noires, sauterelles, lézards, pierres de toutes sortes, épines de toutes tailles.
Un sentier murmure sa litanie, s’insinue, inutile, jusqu’aux premières maisons
blanches.
L’antique vie. A cause du vent, les hommes ne pêchent pas aujourd’hui. Les femmes
se vouent à l’essentiel. A l’école, les enfants oublient des yeux ce qui entre par
leurs oreilles.
Ici, les mots n’ont que la peau sur les os. Ils n’ont pas la parole facile.
Peut-être y a-t-on, dans un temps reculé, appris définitivement qu’il n’y avait
rien à dire qu’un geste ne soit capable d’effacer ou de supplanter.
Des peuples sages, n’entendant rien à la politique, se sont succédé, sur cette
terre oubliée de l’histoire. La mémoire n’y fleurit d’aucun haut fait. Les
antiques maisons, nées d’hier, ne portent témoignage de personne, de rien,
d’aucun art, d’aucun évènement.
Sagesse donc, inutile sagesse, incapable de guider vers la vérité celui que les
mots ont contaminé et qui attend du monde la Réponse ou quelque lueur
d’espoir.
Hors de tout drame, cette vie paisible, c’est la tragédie : les feuilles d’eucalyptus
s’entassent sur le sol, préservées année après année par la sécheresse. Tout dure
imperturbable, et rien jamais n’advient.
Face à la mer ;
sa permanence, mon histoire.
J’écoute s’accomplir dans la vague
le vide,
l’absence illimitée
- notre chaude demeure oubliée –
la nuit remplit le jour
de son silence.
Nul temps ; l’espace
démultiplié à l’infini,
étourdissant toute mémoire.
Plus rien ne s’interpose.
**
Libre cours,
ou peut-être sauver les mots de leur histoire,
les réconcilier avec l’objet répudié,
avec leur intention première
- les sauver du tragique destin
de se retrouver entre eux
isolés du monde qu’ils ont habillé
à leur façon –
Tout me ramène à la terre.
Le ciel, la mer, le vent, la pluie,
tout me désigne mon pays ;
y naître sera s’y reconnaître,
à nouveau naître avec lui
dans l’instant.
**
Et le poème n’est rien d’autre
que cet avènement subit de l’instant
que cet éclair, non pas figé,
mais suivi au vol
- et qui emporte avec nos mots
plus que nos mots et que leur sens,
plus que tout le lexique
et plus que la mémoire
de nous-mêmes, et que la mémoire
de tous ceux dont nous sommes
aujourd’hui devenus la provisoire forme,
le nom d’emprunt.
**
Lamer, pur mouvement,
vide de sens,
me restitue au pur instant,
me dispense du sens des mots
et me libère de mon nom ;
pourtant je mens :
l’instant s’étire
et les mots fuient de tous côtés,
mon nom lui-même
fait cause commune
avec cette parole
qui se voudrait vide,
qui porte pourtant la marque
de tout ce qu’il s’agit de fuir
**
Encore un effort,
mer, ô pur mouvement,
et ne laisse percer qu’une musique
où je reconnaîtrai ma nudité.
**
Mais à la mer que demander ?
Son rythme creuse le rivage
où intentions et souvenirs
pèsent de peu de poids.
**
La mer, pure abstraction,
site mental er absence palpable,
la mer, la mer toujours finie,
nulle part commencée.
**
Je contemple cette image de la mort,
et tout s’interpose
entre l’appel
et l’accord parfait du silence
Mensonge du premier regard :
La mer est un miroir
et non le vide.
Ses vagues portent l’écho déformé
de l’histoire de mots,
soit : de ma propre histoire.
**
Tout s’interpose en garde-fou :
il n’y a pas d’accord possible
entre la certitude et le mutisme.
Partout tu te retrouves face aux mots,
loin de la seule musique
qui ouvrirait à une nouvelle actualité.
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Chronique du bois d’eucalyptus
Guy Chambelland éditeur, 1974
Du même auteur :
« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)
Hautes chaumes (I) (05/03/2016)
Sonnailles (05/03/2017)
Al-Kimiya, (05/03/2018)
« Fibres... » (04/03/2019)
Hautes chaumes (II) (05/03/2020)
Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021)
Le chaudron de cuivre de Chardin (II) (05/03/2022)
La maison de demain (05/03/2023)