Gil Jouanard (1937- 2021) : Chronique du bois d’eucalyptus (2)
Photo DDM, Maria Alonso (archives 2008)
Chronique du bois d’eucalyptus (2)
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Stérile attente ; bouche cousue
- rien n’augmente le poids de l’instant,
rien ne surgit à l’improviste.
Le ciel, la mer, tout, replié sur soi,
se tait, regarde ailleurs,
comme s’il y avait
quelque part quelque chose
dont le désir vacant se puisse emparer,
que notre vie puisse se consumer
à éclairer.
Cela qui vient par lents accords
et qui ranime le désert,
et qui efface les questions,
comment donc le nommer ?
Pourquoi donc le nommer ?
Source ?
Alors musique, mouvement,
Lumière, direction ; alors
fraîcheur, vie ; origine
et conclusion ; eau – leçon.
Arbre ?
Alors chant, feuilles et fruits ;
alors branches, tronc, alors
racine, sève ; mystère et clarté ;
instrument à vent ; bois - leçon ;
Galet ?
Alors forme et liberté ;
montagnes et mémoire ; alors écho ;
chaud et froid ; silence sans appel,
tout dit d’un seul regard ; alors
interminable au fond du puits ;
pierre - leçon.
Pourquoi nommer cela,
qui vient peupler l’absence ?
Comment nommer ce qui, s’affirmant,
se dépasse et déborde
toutes nos facultés ?
C’est le désir qui fait tenir l’arbre debout.
Quoi d’autre que de se tenir droit dans la journée, miroir axial des saisons ?
L’ambition du pré : devenir lui-même. Il n’y manque pas ; il se dépasse de
beaucoup. Toujours bien au-dessus de ses moyens ; toujours bien au-delà
de ses fins.
Le pré a des limites inaccessibles pour nos savants exacts. Nulle science véritable
n’est exacte.
Tout déborde si largement, pour peu que le soleil fasse bouillir le chaudron !
Tant que subsistera un doute, l’homme aura sa place sur terre.
Altière démocratie du pré ; pain complet de l’imagination.
Au bout du pré, on défriche. Bientôt, des fenêtres viendront se fermer sur un
terrain vague.
L’arbre, l’oiseau, la lumière : le chant ;
tu te tiens là, assis, l’herbe te cache
à toi-même, voyeur, voyant,
œil ivre du spectacle qui t’habite
- et qui tente d’accéder à celui
qui échappe à tes mots –
Que vois-tu ?
L’arbre, l’oiseau, la lumière ;
tu vois le chant global du monde tacite ;
mais ce silence entre l’ample ouverture
et la friche somnolente de ton cerveau ?
Où te tiens-tu ? En-deçà de l’iris,
ou bien penché du côté des choses ?
Ou bien encore en équilibre instable,
à maintenir tant bien que mal
l’instable et inutile équilibre ?
Tes mots eux-mêmes,
de quoi est fait le ciment qui les lie ?
Est-ce ta chair, est-ce l’insaisissable lieu
qui se voile de ses multiples noms ?
Qu’est-ce que cela,
qui continue de bouger
quand tout semble s’être posé
et que le ciel recouvre tout impérieusement ?
Savoir,
demeure aux murs glacés,
avec, au cœur,
torride blessure.
Foule de mots
qui se taisent
à l’unisson.
La vérité ne suffit pas ; il faut aussi la traverser,
en oublier les courtes limites.
La pierre était la pierre,
sans dessein.
Et, peu à peu,
le mouvement de l’air,
le mouvement de l’eau,
la firent ronde
comme un œuf.
Alors, le monde
ne put plus se retenir
de nous prononcer.
Le souffle seul nous dit
dans le silence bleu
des gestes.
Dormir dans la chaleur
indifférente du silence,
graine loquace,
porte-parole
de l’univers
qui attend.
San José (Sierra de Gata)
mai mille neuf cent soixante treize
Chronique du bois d’eucalyptus
Guy Chambelland éditeur, 1974
Du même auteur :
« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)
Hautes chaumes (I) (05/03/2016)
Sonnailles (05/03/2017)
Al-Kimiya, (05/03/2018)
« Fibres... » (04/03/2019)
Hautes chaumes (II) (05/03/2020)
Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021)
Le chaudron de cuivre de Chardin (II) (05/03/2022)
La maison de demain (05/03/2023)
Chronique du bois d’eucalyptus (1) (05/03/2024)