Jean - Charles Le Toullec (1943 – 1977) : L’Office des morts
L’office des morts
à la mémoire de mon camarade
de ces mauvais jours, mon ami
Marcel Salaün...
Je piège un mot qui ne naît pas La nuit s’annonce
aux reflux des oiseaux vers les ravins du noir
Je redis l’amour mort dans la combe du soir
la nasse des regrets le trop-plein de l’ennui
la litanie du temps qui s’allume en douleurs
et j’officie la vêpre ultime du remords
la messe du passé les complies de mon âge
mes dents mâchent des mots qui sont cendre et poussière
les mots faillis d’avant que j’ânonne à voix sourde
sans fureur et sans cri la poitrine éclatée
Le Temps est-il venu j’interroge mes os
mon visage gommé refermé sur jadis
mon cœur qui bat le branle à courir après moi
mes deux mains qui s’enfuient mon corps les bras brisés
tremblant sa soif d’alcools au bout des nuits jetées
Le Temps est-il venu Je ne sais plus l’été
le regain du ciel neuf ne blanchit plus mes songes
avril s’en veut tarir mon seul amour a fui
qui partageait mes nuits dans la lumière verte
je n’ai plus de sommeil et j’ai perdu ma vie
mon amour ma couleur ma nébuleuse d’ombres
mon icône aux yeux verts mon vin pur mon onyx
tu tenais bon les pleurs l’oubli dur la rancune
larmes bues tu t’en vas je te volais tes nuits
renégat du lit pur déserteur de ton ventre
ma douleur n’en peut plus j’ai le creux des bras vide
ma main cherche un repos mon regard ton regard
je fais des vers pour rien j’ai trop de cris sans toi
trop de chair sans ta bouche et le temps qu’il est long
ma vie si ralentie semble déjà la mort
Je reste seul debout près des longs comptoirs d’or
la bière a sa fumée qui me parle à l’oreille
je ne vous entends pas ma rue n’est plus ici
le soir las couvrira ma tête emplie d’étoiles
je m’en irai coucher mon corps où il voudra
Tout le jour ma souffrance et puis la nuit ma chute
mes retours indécis vers l’oubli faux des verres
mon répit désolé dans la fumée des lampes
le chant forain des bars les hurlements des filles
des cheveux blonds rêvés au lac noir de minuit
l’éclair bleu balbutié d’un visage entrevu
la nuit rouge implosée l’évidence de l’aube
l’aube au sommeil volée le retour pas-perdus
la bouche emplie de vent de remugles d’hier
la tête au néant due le matin qui bascule
Mes jours promis au fiel nuits crachées matins d’encre
je déambule blanc dans l’envers des miroirs
j’ai mon habit des nuits ma bouche peinte en vert
ment des mots inventés je me tisse un manteau
des bribes d’hier mort des lambeaux d’un passé
Je hante les bras morts des rivières perdues
les impasses noyées les repaires de crabes
les ombres et les fous sont mes amis secrets
au fond des boyaux sourds que découvrent les portes
de mes tanières tues que le matin dissipe
même le jour me fuit je remue mes fantômes
trop d’autres sont tombés sur mon chemin branlant
le mort déborde d’eux la cire de leurs corps
s’installe jaune et crue sous mon regard fermé
la morgue de mon cœur s’entortille d’effroi
un délire insensé s’insinue sous mon crâne
la peur roule mon cri sous les voûtes des caves
où je reviens sans cesse enterrer des amis
le temps peut reverdir sur un nouvel amour
je ne chanterai plus je brûle mes chansons
Des vieillards ont jeté tous mes vers à mi-voix
j’ai perdu mes cahiers Apollinaire est mort
larguée ma caravane aux égouts gris du temps
je braderai les mots d’un passé aboli
j’endormirai mon âme aux retours des saisons
je ne reconnais plus mes souvenirs d’avant
je suis comme un enfant mes amis sont partis
renfermer leurs destins dans des rues que j’ignore
me restent longs mes soirs en néons délirants
l’ivresse sûre et si lente à venir le soir
le temps est-il venu je sens la fin qui cogne
mes matins suent d’angoisse à l’approche du jour
les parois de mon cœur dans le fond de ma gorge
sont dures à vomir dans la cage des os
ma main tremble au soleil Je ne sais plus mon nom
Le temps n’est plus bien loin mais quand ma mort viendra
lourde comme un sommeil que je n’attendrai plus
où serai-je rameur fou qu’on oublie
ludion parti profond dans l’amitié des ombres
partirai-je en fumée dans un râle d’opium
Mon âme liquéfiée rejoindra le non-être
lentement exhalée vers les esprits des morts
mon rêve c’est partir comme on largue l’amarre
sans choc perdu d’alcool d’un sommeil un peu gourd
je suis las de tenir mon vieux corps dans le vent
Lorsque ma mort viendra mes amis renaîtront
je les vois rajeunir dans les bouffées d’encens
un peu de vie fanée planera sur leurs têtes
dans les marmonnements furtifs du dies irae
j’offrirai à leurs vœux ma dépouille épanouie
A l’apogée du jour dans mon âme éclatée
rouleront les remords et les vieux lais séchés
l’image d’une femme et les printemps passés
la couleur d’un matin la moiteur d’une nuit
s’en reviendront à rien comme une flamme éteinte
Lorsque la mort viendra je rejoindrai les choses
ce qui est fleur en moi choisira l’aubépine
mon crâne se fera caillou sec au sillon
j’enchanterai le vent de longs pleurs hululés
je serai l’eau le feu le marteau puis l’enclume
et puis tes yeux aussi je serai dans tes ongles
dans ton sourire au jour dans l’émail de tes dents
sous le plat de ton pied dans le creux de ta main
mais tu ne sauras pas mon souffle dans ton cou
lorsque je serai mort nous irons sans tarir
liés aux souvenirs des foules immobiles
nos deux mains repliées sur quelques mois un an
Tu iras vers demain je serai dans mon songe
Des chants te parviendront sur les gonds de la nuit
qui seront les fumées de mes ravins enfouis.
février-avril 1969
L’Office des morts
Editions Plein Chant, 16120 Bassac, 1971