Michel Baglin (1950 – 2019) : De chair et de mot
De chair et de mots
Nous,
de chair et de mots,
au texte obscur
de nos cellules
assujettis.
- Nous,
par la parole
élargis.
*
Façonnés
dans le pétrin des gestes,
accrus
par le levain des phrases,
panifiés
au fournil de la bouche
dans la boulange
des signes et du sang
*
Générations
après générations,
avons appris les traces,
avons repris la marche
et dépassé parfois
des point mortels
de suspension...
*
Les fils meurent
un peu plus loin que les pères,
leurs enfants
encore plus avant.
Leurs muscles sont les mêmes
pourtant ;
mais les mots déposés
par les éclaireurs
ont balisé le chemin
des éternels chasseurs
de lointains.
*
Nous,
de chair et de mots,
passons le relais :
dans l’œuf et le sperme
la fidélité à l’espèce,
dans la langue et les livres
la force de trahir
et le pécule des faims.
*
Le suc de nos langues
pour corrompre le sang,
la sève de nos mots
pour fortifier le doute,
le lait de nos bouche
pour affamer l’enfant.
*
Corps nommé,
innocence perdue.
Les premières paroles
ont inventé l’exil.
Notre patrie depuis
a pris le goût
terreux des mots.
*
Syntaxe
qui nous vertèbre,
sexe
qui nous oblige,
main
qui démesure.
Leur alliance
pour incarner la quête
et charpenter la voix.
*
Les mots nous blessent
- et leur blessure
nous invente
*
Avec la langue
creusant la plaie,
cette salive
qui la panse.
*
Langage
inaugurant
le manque.
Nos paroles
dans la paume
du désir.
*
Pour préserver notre souffle
nous avons créé le silence,
l’air subtil
que respirent les mots.
*
Pourvus d’un lexique
pour sérier les mondes,
d’une grammaire
pour ordonner les vies,
devant le paysage en pièces
cherchons le poème
qui unifie.
*
Chair des mots
purge des mémoires.
Chacun à son tour
nourrissant l’autre.
Souvenirs charnels,
mots réveillés.
*
Mots justes
clefs
du corps
*
Nous,
par les noms éclairés,
par les verbes mûs
et les silences
émus.
*
le corps nous pousse
où nous voudrions
que la parole nous ancre
et nous retienne...
puisque la mort
nous devance.
*
Nous,
de chair et de mots,
nommés par nos mémoires,
et bâtis de vocables
que nos corps un jour
ont cautionnés
- vulnérables,
pourtant,
comme des phrases
inachevées.
*
Grain de sable
agaçant l’huître ;
la mort sous la langue
appelle la nacre
et le poème :
oeuvrant la perle
et sûre d’avoir
le dernier mot.
Toulouse, mai-juin 89
In, « L’atelier imaginaire. Poésie »
Editions l’Age d’Homme », Lausanne (Suisse), 1990
Du même auteur :
Frères de Terre (19/09/2017)
Ombres rustiques (28/05/2021)
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