Jean – Pierre Faye (1925 -) : « Un peuple s’étend... »
Un peuple s’étend aussi, mais parle par langues
se divise et se réunit, par
les yeux et les femmes et la parole
et par les doigts ou les bras
sur les bancs de bois, devant la bière, les warmi (*)
et le vin, le sucre peint et sculpté
en parlant les langues à la fois
et même en les mêlant un peu, celles-là
ou celles-ci, celles qui se disent
ici contre l’écusson de grès martelé
ou là contre les murs rasés et près des parpaings crevés
sur le bec de crête, ou derrière le remblai des rails
les coupoles bleues de faïence ou les cuves de gomme bouillante
se retrouvant partout dans le mélange
et se retrouvant pour parler après le travail
et dans la pause en fumant, ou par
dessus le vacarme des chaînes
et tout en lavant les entailles
concentriques, séchées au bout des doigts
avant la sortie, revenant
par la crête au pays de filles éventrées
un village sans heure
à dire, sinon dans la voix et avec
la gorge, pleine de couteaux
sans patience, et les voix coupées
la voix et le peuple taillés au couteau
les visages de fer et ceux des joueurs de ballon
ceux qui sont retranchés et ceux
qui ont encore à dire, les uns
et les autres, ceux qui se divisent
et se retrouvent, ou taillent les corps
par le fer, le plomb et le cuivre
çà et là, tatouant les visages
nouveaux, recommençant aussi les visages
et les déchirant, plus vite qu’un papier
mal coupé et taché, allant et venant
à travers les seuls extrêmes
ce qui a lieu, on ne sait
où le maintenir et comment
le voir, à l’heure
de basculer avec le rebord
de grès et l’herbe rouge
dans ce qui est sans couleur, avec
le taillis des fers de lance
confondus, plantés
contre la pente, la lisière
retournée au-dedans
(*) warmi : femme, en quechua
Couleurs pliées
Editions Gallimard, 1965
Du même auteur :
Al Djezaïr (14/12/2015)
« Le visage qui va… » (14/12/2016)
Partage des eaux (14/12/2017)
Droit de suite. I (14/12/2018)
Dessin inlassable (14/12/2020)
Sélinonte (14/12/2022)
Je voudrai te connaître (14/12/2023)
Car in – (14/12/2024)