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Le bar à poèmes
31 août 2019

Dominique Sorrente (1953 -) : Lettre du passager

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Lettre du passager

 

puisqu’un train

peut en cacher un autre

 

 

A mille endroits, à mille envers

de ma naissance, j’écris

ce qui ne me ressemble plus.

 

J’écris un nom

qui s’est dit de passage,

un refrain

dont les couplets ne sont plus attendus.

 

Et il est dit

que j’ouvre une fenêtre

claire et violente

sur une autre fenêtre, justement,

qui ne serait ni claire ni violente

mais seulement posée

au travers de ma tête.

 

Et si j’écris cela,

page à remplir ou formulaire

(mais la destination

reste incertaine à l’œil nu),

c’est pour l’obscure déraison

de quelques signes

qui se refusent

à se laisser mentir.

 

Masque après masque,

rajouté,

retiré,

modifié,

j’écris

ce qui ne sera jamais

ma ressemblance tout à fait.

 

 

 

Mais le parcours qu’on entreprend

n’est pas matière à tristesse,

 

quelque chose jubile

ou prend son air d’insurgée,

et la langue se risque

à tourner dans la bouche

ouverte,

sous le soleil,

sept fois, j’ai bien compté,

sept fois, elle tourne

sous le soleil,

après sept tours,

et puis s’en va.

 

 

 

Tu me diras alors

que ce n’est pas

à cette image que tu rêvais mon poème

et tant pis,

c’est ainsi,

j’écris

 

pour ce moment seul du stylo

à sa pointe,

de la page au carnet qui s’adonne,

du jeu réversible des mots qui viennent

et se retirent,

j’écris où je ne m’attends pas.

 

Et cette feuille en calligramme,

tu le sais à présent,

ne sera plus là pour ma bouche

si tôt cousue

que terre de Sienne en fuite,

vent d’amnésie,

et de ce vent je ne saurais parler,

 

Ainsi j’écris

tant que ta bouche ne vient pas

s’appuyer sur la page d’hiver.

 

 

La nuit, certaines nuits,

il y aura des mots

- passagers clandestins

qui s’exercent à deviner, dessous la porte,

ta venue.

J’écris

tant que tes lèvres

ne récitent pas leur exil,

tant que ton corps

ne provoque pas le miroir,

j’écris,

et sans me retourner.

 

 

Là, du plus loin, les verra-t-on

sous la poussière

les parts ardentes de ta vie ?

 

 

Elles reviennent

vers le présent.

 

 

 

Elles vivent

de ce retour même

et leur amour, faut-il

qu’il conjugue ces mots ...

 

 

Ces mots qui glissent sous ta vie,

on ne les entend pas, dis-tu,

pas plus que mots d’amour,

sur le trottoir, si hasardeux à prononcer.

Ils ne sont pas faits pour ce temps.

 

 

Furtive,

ta vie, petite pierre,

tient aussi dans la bouche,

ta vie s’en va comme eux en un clin d’œil

 

et l’on parle sans bien comprendre,

à leurs côtés, de chaos

et d’enchantement.

 

 

 

A mille endroits,

à mille envers du courant de ma vie,

j’écris

ce qui cherche à vous ressembler,

 

la chronique improbable

d’un soleil

ouvrant sur un autre soleil,

 

l’infinitésimale aventure

de nos voix,

où l’écho travaille,

la longueur d’onde

que des caresses ont inventée

avec nos mains.

 

J’écris

comme en déplacement,

en tourbillon

de toute chose devant, par quoi

la force d’âme nous attire,

l’emprise nous conduit.

 

 

Il ne faut pas avoir peur, dis-tu,

de ne jamais tenir ces mots

qu’en labyrinthe.

 

 

L’errance parle au fou d’une voix douce,

le sage trace son cercle

du plein au vide, et les arbres

sont tes amis, de même écorce touchée en paume,

quand le souffleur du vent fait signe.

 

 

Abandon fut l’enfant juste né,

son cri hors du pays,

auquel rien ne répond,

le lait non recueilli de la mère

troublée qui s’absente.

Abandon, ce moment aussi

qui s’étire, se tend,

comme un afflux d’amour en ciel de lit,

deux corps

qui s’ouvrent

et se dénoue l’étreinte d’aujourd’hui.

 

 

Mais j’en suis là

dans le train qui glisse sur ses rails

avec les paysages, instantanés souverains,

qui se refusent

à l’entrée du poème.

 

 

J’en suis là,

homme du moment,

du livre en blanc sur la tablette

qui me parle sans que je l’ouvre,

je suis né vers la phrase

encore secrète d’un monde en fuite,

 

J’écris au retour de Nevers

sur la descente vers Marseille

avec un soleil précaire pour témoin.

 

 

Une promesse vole devant les yeux.

 

 

 

Alors tu lâcheras un jour

la paroi, dit-elle,

et ce qui creuse à l’intérieur

te montrera

tel que tu es

comme un jour que tu ne sais pas.

 

 

 

A mille endroits,

à mille envers de ma disparition,

j’écris

comme l’énigme d’un malgré moi,

ce qui ne me ressemble pas encore.

 

 

 

Un paysage entrevu a repris par la vitre

ses durées, une à une.

Ne restera ici peut-être

que la formule du sourire

(c’est au poème

de vous faire préférer le train),

à peine ces deux gobelets au comptoir

hésitant à se renverser,

ils bavardent près de leur table.

 

 

 

On entend le haut-parleur : Mesdames et Messieurs,

le train est arrêté en pleine voie. Pour votre sécurité,

vous êtes priés de ne pas ouvrir les portes.

Ô la bienheureuse

hypothèse qui me suffit

à croire encore

au sur-place qui défile,

 

à tout ce qu’on énumère,

liste des mots en pure perte,

le cortège toujours à reformer

des titres des poèmes

qui ne verront jamais le jour.

 

 

J’écris

comme on passe d’un wagon à l’autre,

aménageant une sortie sur rail de fortune

par le trou des toilettes,

la vérification du monde en compostage,

l’entrée en gare

près de conclure,

les adieux retenus des passants

qui dans une autre histoire

déchirent leurs larmes

les valises machinales

qui récupèrent

leurs habitudes citadines,

lançant le vague bout de chemin ensemble

où il n’est pas de retour possible.

 

 

 

 

A mille endroits, à mille envers

de mon départ, j’écris

ce qui ne me ressemble pas encore.

 

 

Sur un quai,

territoire d’exercice,

je ramasse en pensée deux tours jumelles,

tout près de s’effondrer.

 

 

Au couloir des taxis

je repère un mantra

autrefois caché dans les branches,

celui qui dit que la mort passe.

Devant ma porte,

je souffle sur un alphabet

qui a gardé les yeux grands ouverts.

 

 

 

Une autre page m’attend

assise en tailleur sur la marche,

Elle a oublié sa clef.

 

 

Elle attend, mon île amoureuse,

mon incessante, toujours à naître,

qui me fait ressembler au vent.

 

 

 

Elle attend tout au bout de la nuit

quelqu’un qui sortira du train,

dans la gare sacrée

l’heureux été des retrouvailles.

 

 

 

A mille endroits, à mille envers

de ce voyage, j’écris le train

comme un poème

qui toujours peut en cacher un autre.

 

 

Et le plus drôle

le plus étrange, est que personne au monde,

peut-être même ailleurs,

pour les mille ans qui viennent,

ne se choquera pour si peu.

2008

 

 

Pays sous les continents,

un itinéraire poétique, 1978 – 2008

Editions M L D, 22000 Saint-Brieuc, 2009

Du même auteur :

Citadelles et mers (31/08/2020)

L’Apparent de lumière (31/08/2021

Ephémérides (31/08/2022)

Ballon Rouge en contre-plongée (31/08/2023)

Le dit de la neige (31/08/2024)

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