Dominique Sorrente (1953 -) : Lettre du passager
Lettre du passager
puisqu’un train
peut en cacher un autre
A mille endroits, à mille envers
de ma naissance, j’écris
ce qui ne me ressemble plus.
J’écris un nom
qui s’est dit de passage,
un refrain
dont les couplets ne sont plus attendus.
Et il est dit
que j’ouvre une fenêtre
claire et violente
sur une autre fenêtre, justement,
qui ne serait ni claire ni violente
mais seulement posée
au travers de ma tête.
Et si j’écris cela,
page à remplir ou formulaire
(mais la destination
reste incertaine à l’œil nu),
c’est pour l’obscure déraison
de quelques signes
qui se refusent
à se laisser mentir.
Masque après masque,
rajouté,
retiré,
modifié,
j’écris
ce qui ne sera jamais
ma ressemblance tout à fait.
Mais le parcours qu’on entreprend
n’est pas matière à tristesse,
quelque chose jubile
ou prend son air d’insurgée,
et la langue se risque
à tourner dans la bouche
ouverte,
sous le soleil,
sept fois, j’ai bien compté,
sept fois, elle tourne
sous le soleil,
après sept tours,
et puis s’en va.
Tu me diras alors
que ce n’est pas
à cette image que tu rêvais mon poème
et tant pis,
c’est ainsi,
j’écris
pour ce moment seul du stylo
à sa pointe,
de la page au carnet qui s’adonne,
du jeu réversible des mots qui viennent
et se retirent,
j’écris où je ne m’attends pas.
Et cette feuille en calligramme,
tu le sais à présent,
ne sera plus là pour ma bouche
si tôt cousue
que terre de Sienne en fuite,
vent d’amnésie,
et de ce vent je ne saurais parler,
Ainsi j’écris
tant que ta bouche ne vient pas
s’appuyer sur la page d’hiver.
La nuit, certaines nuits,
il y aura des mots
- passagers clandestins
qui s’exercent à deviner, dessous la porte,
ta venue.
J’écris
tant que tes lèvres
ne récitent pas leur exil,
tant que ton corps
ne provoque pas le miroir,
j’écris,
et sans me retourner.
Là, du plus loin, les verra-t-on
sous la poussière
les parts ardentes de ta vie ?
Elles reviennent
vers le présent.
Elles vivent
de ce retour même
et leur amour, faut-il
qu’il conjugue ces mots ...
Ces mots qui glissent sous ta vie,
on ne les entend pas, dis-tu,
pas plus que mots d’amour,
sur le trottoir, si hasardeux à prononcer.
Ils ne sont pas faits pour ce temps.
Furtive,
ta vie, petite pierre,
tient aussi dans la bouche,
ta vie s’en va comme eux en un clin d’œil
et l’on parle sans bien comprendre,
à leurs côtés, de chaos
et d’enchantement.
A mille endroits,
à mille envers du courant de ma vie,
j’écris
ce qui cherche à vous ressembler,
la chronique improbable
d’un soleil
ouvrant sur un autre soleil,
l’infinitésimale aventure
de nos voix,
où l’écho travaille,
la longueur d’onde
que des caresses ont inventée
avec nos mains.
J’écris
comme en déplacement,
en tourbillon
de toute chose devant, par quoi
la force d’âme nous attire,
l’emprise nous conduit.
Il ne faut pas avoir peur, dis-tu,
de ne jamais tenir ces mots
qu’en labyrinthe.
L’errance parle au fou d’une voix douce,
le sage trace son cercle
du plein au vide, et les arbres
sont tes amis, de même écorce touchée en paume,
quand le souffleur du vent fait signe.
Abandon fut l’enfant juste né,
son cri hors du pays,
auquel rien ne répond,
le lait non recueilli de la mère
troublée qui s’absente.
Abandon, ce moment aussi
qui s’étire, se tend,
comme un afflux d’amour en ciel de lit,
deux corps
qui s’ouvrent
et se dénoue l’étreinte d’aujourd’hui.
Mais j’en suis là
dans le train qui glisse sur ses rails
avec les paysages, instantanés souverains,
qui se refusent
à l’entrée du poème.
J’en suis là,
homme du moment,
du livre en blanc sur la tablette
qui me parle sans que je l’ouvre,
je suis né vers la phrase
encore secrète d’un monde en fuite,
J’écris au retour de Nevers
sur la descente vers Marseille
avec un soleil précaire pour témoin.
Une promesse vole devant les yeux.
Alors tu lâcheras un jour
la paroi, dit-elle,
et ce qui creuse à l’intérieur
te montrera
tel que tu es
comme un jour que tu ne sais pas.
A mille endroits,
à mille envers de ma disparition,
j’écris
comme l’énigme d’un malgré moi,
ce qui ne me ressemble pas encore.
Un paysage entrevu a repris par la vitre
ses durées, une à une.
Ne restera ici peut-être
que la formule du sourire
(c’est au poème
de vous faire préférer le train),
à peine ces deux gobelets au comptoir
hésitant à se renverser,
ils bavardent près de leur table.
On entend le haut-parleur : Mesdames et Messieurs,
le train est arrêté en pleine voie. Pour votre sécurité,
vous êtes priés de ne pas ouvrir les portes.
Ô la bienheureuse
hypothèse qui me suffit
à croire encore
au sur-place qui défile,
à tout ce qu’on énumère,
liste des mots en pure perte,
le cortège toujours à reformer
des titres des poèmes
qui ne verront jamais le jour.
J’écris
comme on passe d’un wagon à l’autre,
aménageant une sortie sur rail de fortune
par le trou des toilettes,
la vérification du monde en compostage,
l’entrée en gare
près de conclure,
les adieux retenus des passants
qui dans une autre histoire
déchirent leurs larmes
les valises machinales
qui récupèrent
leurs habitudes citadines,
lançant le vague bout de chemin ensemble
où il n’est pas de retour possible.
A mille endroits, à mille envers
de mon départ, j’écris
ce qui ne me ressemble pas encore.
Sur un quai,
territoire d’exercice,
je ramasse en pensée deux tours jumelles,
tout près de s’effondrer.
Au couloir des taxis
je repère un mantra
autrefois caché dans les branches,
celui qui dit que la mort passe.
Devant ma porte,
je souffle sur un alphabet
qui a gardé les yeux grands ouverts.
Une autre page m’attend
assise en tailleur sur la marche,
Elle a oublié sa clef.
Elle attend, mon île amoureuse,
mon incessante, toujours à naître,
qui me fait ressembler au vent.
Elle attend tout au bout de la nuit
quelqu’un qui sortira du train,
dans la gare sacrée
l’heureux été des retrouvailles.
A mille endroits, à mille envers
de ce voyage, j’écris le train
comme un poème
qui toujours peut en cacher un autre.
Et le plus drôle
le plus étrange, est que personne au monde,
peut-être même ailleurs,
pour les mille ans qui viennent,
ne se choquera pour si peu.
2008
Pays sous les continents,
un itinéraire poétique, 1978 – 2008
Editions M L D, 22000 Saint-Brieuc, 2009
Du même auteur :
Citadelles et mers (31/08/2020)
L’Apparent de lumière (31/08/2021
Ephémérides (31/08/2022)
Ballon Rouge en contre-plongée (31/08/2023)
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