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Le bar à poèmes
1 septembre 2019

Edouard Glissant (1928 – 2011) : Le grand midi

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Le grand midi

 

     Puis le soleil, ce seul royaume. Qui était la terre d’enfance, qui l’est si

simplement. Tout ce temps blessé, pour en venir au secret du sel qu’une île

porte. C’est grande ambition de vouloir qualifier le temps. Chacun ne fait

que tendre cet espace en lui, où se résume son mot, où sa lumière bruit.

     J’ai vu mon île sur son autan. Le sel du poème à la fin dépose dans la terre,

qui s’alentit.

 

I

 

     Doux beau peuple, voici l’azur.

 

     Beau doux péage, de votre cri sans fin tombé. Où est le cavalier de votre

nuit ? La tache au front de la jument, lors qu’elle assaille le rocher ? Celui,

plus morne que la nuit, qui avale tout ce vent aveugle, et qui supplie, - vers

vous il crie.

 

     Où est cette poussière qu’on ne voit, qui reposait entre les pierres ? Et cet

enfant sur la jument ensommeillé. Seuls les sabots surent la pierre.

 

     Et il n’est vent, mer ni jument au front marqué, dans votre nuit s’échevelant, –

     Qu’avec l’aurore qui surprend le cavalier.

 

II

 

     La falaise a noué son nid d’argiles dans la mer. Enfin le quai, longtemps

chanté dans la grand’ville de son chant. Et seize fois la plaie sur l’éventail des

mains. Enfin le bruit de l’anneau sur le quai.

 

      Une parole non clamée, pour l’arrivage. Et voici l’ancre dans la goulée. La

baie de proses qu’on ne crie avec splendeur ni chants de rames ni jetées, mais

carénage et malles et papier, pour aborder.

 

     Le ciel noue son garrot (écueil du quai, sans heurt ni frein) à la demeure

lappée d’eau.

 

III

 

     Les hommes sont entrés, l’éclat de mer est dans leur cœur.

 

     Et le meilleur était debout, l’éclat de fastes dans les yeux. Voit-il, loin dans

ses yeux, la forêt la plus fière ? Et il crie : Je te crie, Ô cernée, ô connue.

 

     Il n’a couru, un van d’écumes à la bouche. Entends, dit-il, le temps qui fêle.

C’est la femme, dans ses yeux.

 

     Ô gît-elle, plus nue que l’odeur des fritures en mer ?

 

     Tambour du corps et plus bel arc, des hommes viennent. Mais le meilleur n’a

pas donné la voix.

 

IV

 

     Il y eut cet oiseau, un seul oiseau sur notre sable, et il y eut la femme dans le

chant, dont nul n’avoue si elle est femme ou forêt qui s’éprend, et il y eut cette

amertume, un seul nuage, un van de sel, comme un serment de mer que la

plage n’entend, - et il y eut la froide nue fleur de l’avant, à l’heure où les

voiliers, quittant le vent, rentraient dans l’horizon d’argiles et de rames.

 

     Il y eut cet oiseau, fixité noire, sur les marigots, qui tremblent.

 

V

     Cette île, puis ces îles tout-unies, ô nommez-les. 

 

     Criez-les. Je ne veux en la mer qu’un pli d’argiles qui épient. Toute une

écume terrassée.

 

     Où la première ? Où l’étrangère au vœu d’antan ? Une île, un vent ? – Et la

mer ment. Le vœu s’éteint. Comme ce coq à son maïs astreint.

 

     Coupeurs, abatteurs sans fin. Votre argile a brûlé. Mortes vos mains. Criez

le vent.

 

     Ô mers, nommez ces revenants.

 

VI

 

     Dénoue ton âme. Que te nomme un cavalier qui dans midi pousse sa bête.

Et qu’il te nomme une autre fête, loin du chant.

 

     Et qu’il arrête, cavalier. Il penche vers l’instant, où une écume a pris son sel.

Il attache la bête au citronnier aride. Et voit sur un brasier la fleur limpide, la

plus verte. Il contemple le bois dément.

 

     Au ciel couraient des flots plus profonds qu’un boucan. La mer appelle, par

minuit phosphorescent.

 

     Il ne retient l’instant, où s’était posé cet oiseau.

 

VII

 

     Comme la parole sur la terre éclate – et des racines lèvent où le vent déjà

souffle.

 

     (Nul n’y aille, dormeur émerveillé ou qu’il y veille tout le jour, qui n’en

revienne avec, autour, l’oiseau d’antan. Où êtes-vous oiseaux démesurés ?)

 

     Oiseaux du vent qui va mourir, où êtes-vous ? Ô tant d’épaves. Puis le

chant, la houe ardente.

 

     D’une part choses de l’éclair, les vents de mer, la mer moquée. Mais le

poème qui avance, d’autre part.

 

    (Et si encore il est un lieu que la parole ignore, il sied, ce lieu, de l’acclamer.

Car la parole enfin connaît son propre bruit. Le feu naissant pâme sur l’arc des

nuits.)

 

     Quelle, cette splendeur ? D’un bord à l’autre de la parole établissant ses

paysages ?

 

     Et ces déserts, où l’averse élevait son voile, apparus ?

 

     Quel est celui qui marche entre les mots de terre, sans fin recommence le

pas de la syllabe originelle ?

 

     C’est en fait, il succombe, il prend racine dans l’air.

 

     Parmi les racines, faisant corps avec la plaie immense, un homme s’est levé.

 

     Son lieu : le triple banc d’écumes, l’épée boueuse des plages.

 

     L’Anse Madame où l’eau gisait ; et l’Anse Noire, sa corde non tressée

gavant le roc.

 

     Et la mer de juillet en proie aux taureaux noirs.

 

 

 

 

     Ô pour les coupeurs et pour les chanteurs nous aurons des chants, purs

autant que l’épée des noirs triomphes sans césars.

 

     Et pour les abatteurs de tâches à midi, un chant de roses sans rosée.

 

     - Je me lève et j’explore et j’étreins l’innommé pays.

 

Le sel noir,

Editions du Seuil, 1960

Du même auteur :

Laves (01/09/2014)

Le premier jour (01/09/2015)

L’œil dérobé (01/09/2016)

Versets (01/09/2017)

Pays (01/09/2018)

Saison unique (01/09/2020)

Saisons (01/09/2021)

Miroirs / Givres (01/09/2022)

Afrique (01/09/2023)

L’eau du volcan (1 et 2) (01/09/2024)

 

 

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