Léopold Sédar Senghor (1906 – 2011) : Chants d'ombre (I)
Chants d’ombre (I)
IN MEMORIAM
C’est Dimanche.
J’ai peur de la foule de mes semblables au visage de pierre.
De ma tour de verre qu’habitent les migraines, les Ancêtres impatients
Je contemple toits et collines dans la brume
Dans la paix – les cheminées sont graves et nues.
A leurs pieds dorment mes morts, tous mes rêves faits poussière
Tous mes rêves, le sang gratuit répandu le long des rues, mêlé au sang des
boucheries.
Et maintenant, de cet observatoire comme de banlieue
Je contemple mes rêves distraits le long des rues, couchés au pied des collines
Comme les conducteurs de ma race sur les rives de la Gambie et du Saloum
De la Seine maintenant, au pied des collines.
Laissez-moi penser à mes morts !
C’était hier la Toussaint, l’anniversaire solennel du Soleil
Et nul souvenir dans aucun cimetière.
O Morts, qui avez toujours refusé de mourir, qui avez su résister à la Mort
Jusqu’au Sine jusqu’en Seine, et dans mes veines fragiles, mon sang
irréductible
Protégez mes rêves comme vous avez fait vos fils, les migrateurs aux jambes
minces.
O Morts ! défendez les toits de Paris dans la brume dominicale
Les toits qui protègent mes morts
Que de ma tour dangereusement sûre, je descende dans la rue
Avec mes frères aux yeux bleus
Aux mains dures.
PORTE DOREE
J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la
hauteur des remparts
Me souvenant de Joal l’Ombreuse, du visage de la terre de mon sang.
Je l’ai choisie entre la Ville et la plaine, là où
S’ouvre la Ville à la fraîcheur première des bois et des rivières.
Mes regrets, ce sont les toits qui saignent au bord des eaux, bercés par
l’intimité des bosquets
Moi dont le plus modeste taxi roule et chavire le cœur sur les plus hautes
vagues de l’Atlantique
Qu’une seule cigarette fait tituber comme le marin à l’escale sur le chemin
du port
Qui dis toujours aussi mal que le lointain écolier de brousse « Bonjour,
Mademoiselle... Comment allez-vous ? »
L’OURAGAN
L’ouragan arrache tout autour de moi
Et l’ouragan arrache en moi feuilles et paroles futiles.
Les tourbillons de passion sifflent en silence
Mais paix sur la tornade sèche, sur la fuite de l’hivernage !
Toi Vent ardent Vent pur, Vent-de-belle-saison, brûle toute fleur, toute pensée
vaine.
Quand retombe le sable sur les dunes du cœur.
Servante, suspends ton geste de statue et vous, enfants, vos jeux et vos rires
d’ivoire.
Toi, qu’elle consume ta voix avec ton corps, qu’elle sèche le parfum de ta chair
La flamme qui illumine ma nuit, comme une colonne et comme une palme.
Embrase mes lèvres de sang, Esprit, souffle sur les cordes de ma kôra
Que s’élève mon chant, aussi pur que l’or de Galam.
LETTRE A UN POETE
A AIME CESAIRE
Au Frère aimé et à l’ami, mon salut abrupt et fraternel !
Les goélands noirs, les piroguiers au long cours m’ont fait goûter de tes
nouvelles
Mêlées aux épices, aux bruits odorants des Rivières du Sud et des Iles
Ils m’ont dit ton crédit, l’éminence de ton front et la fleur de tes lèvres
subtiles
Qu’ils te font, tes disciples, ruche de silence, une roue de paon
Que jusqu’au lever de la lune, tu tiens leur zèle altéré et haletant.
Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ?
Est-ce ton parfum de fruits fabuleux ou ton sillage de lumière en plein midi ?
Que de femmes à peau de sapotille dans le harem de ton esprit !
Me charme par-delà les années, sous la cendre de tes paupières
La braise ardente, ta musique vers quoi nous tendions nos mains et nos cœurs
d’hier.
Aurais-tu oublié ta noblesse, qui est de chanter
Les Ancêtres les Princes et les Dieux, qui ne sont fleurs ni gouttes de rosée ?
Tu devais offrir aux Esprits les fruits blancs de ton jardin
- Tu ne mangeais que la fleur, récoltée dans l’année même, du mil fin
Et ne pas dérober un seul pétale pour en parfumer ta bouche.
Au fond du puits de ma mémoire, je touche
Ton visage où je puise l’eau qui rafraîchit mon long regret.
Tu t’allonges royal, accoudé au coussin d’une colline claire,
Ta couche presse la terre qui doucement peine
Les tamtams, dans les plaines noyées, rythment ton chant, et ton vers est la
respiration de la nuit et de la mer lointaine.
Tu chantais les Ancêtres et les princes légitimes
Tu cueillais une étoile au firmament pour la rime
Rythmique à contretemps ; et les pauvres à tes pieds nus jetaient les nattes de
leur gain d’une année.
Et les femmes à tes pieds nus leur cœur d’ambre et la danse de leur âme
arrachée.
Mon ami mon ami – ô ! tu reviendras tu reviendras !
Je t’attendrai – message confié au patron du cotre – sous le kaïcédrat.
Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du
soir au soleil déclive
Et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied
que tu arrives.
TOUT LE LONG DU JOUR...
Tout le long du jour, sur les longs rails étroits
Volonté inflexible sur la langueur des sables
A travers Cayor et Baol de sécheresse où se tordent les bras les baobabs
d’angoisse
Tout le long du jour, tout le long de la ligne
Par les petites gares uniformes, jacassantes petites négresses à la sortie de
l’Ecole et de la volière
Tout le long du jour, durement secoué sur les bancs du train de ferraille et
poussif et poussiéreux
Me voici cherchant l’oubli de l’Europe au cœur pastoral de Sine.
NUIT DE SINE
Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques, tes mains douces plus que
fourrure.
Là-haut les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise nocturne
À peine. Pas même la chanson de nourrice.
Qu’il nous berce, le silence rythmé.
Écoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre, écoutons
Battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages perdus.
Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale
Voici que s’assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes
Dodelinent de la tête comme l’enfant sur le dos de sa mère
Voici que les pieds des danseurs s’alourdissent, que s’alourdit la langue des
choeurs alternés.
C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe
S’accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait.
Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux
étoiles ?
Dedans, le foyer s’éteint dans l’intimité d’odeurs âcres et douces.
Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour les ancêtres
comme les parents, les enfants au lit.
Écoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés
Ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur torrent séminal.
Que j’écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d’âmes propices
Ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et fumant
Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante,
que j’apprenne à
Vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes profondeurs du
sommeil.
JOAL
Joal !
Je me rappelle.
Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas
Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève.
Je me rappelle les fastes du Couchant
Où Koumba N´Dofène voulait faire tailler son manteau royal.
Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés
Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.
Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo,
Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe.
Je me rappelle la danse des filles nubiles
Les choeurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste
Penché élancé, et le pur cri d´amour des femmes – Kor Siga !
Je me rappelle, je me rappelle…
Ma tête rythmant
Quelle marche lasse le long des jours d´Europe où parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote sanglote.
FEMME NOIRE
Femme nue, femme noireVêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !
J'ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux.
Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi, je te découvre, Terre promise, du haut
d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle.
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique
ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent
d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée.
Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des
princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.
Délices des jeux de l'esprit, les reflets de l'or rouge sur ta peau qui se moire
A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes
yeux.
Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de
la vie.
MASQUE NEGRE
A PABLO PICASSO
Elle dort et repose sur la candeur du sable.
Koumba Tam dort. Une palme verte voile la fièvre des cheveux, cuivre le front
courbe
Les paupières closes, coupe double et sources scellées.
Ce fin croissant, cette lèvre plus noire et lourde à peine
– où le sourire de la femme complice?
Les patènes des joues, le dessin du menton chantent l’accord muet.
Visage de masque fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière
Tête de bronze parfaite et sa patine de temps
Que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni de baisers
O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges
Visage de l’aube du monde, ne t’ouvre pas comme un col tendre pour
émouvoir ma chair.
Je t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde !
Chants d’ombre
Editions du Seuil, 1945
Du même auteur :
Prière pour la paix (13/07/2014)
L’Absente (13/0720/15)
Ndessé (13/07/2016)
Elégie des eaux (13/07/2017)
Chant du printemps (13/07/2018)
Chants pour Signare (13/07/2020)
Le retour de l’enfant prodigue (13/07/2021)
Chants d'ombre II (13/07/2022)
Elégie de minuit13/07/2023)
Elégie des saudades (13/07/2024)