Léopold Sédar Senghor (1906 – 2011) : Elégie de minuit
Elégie de Minuit
Eté splendide Eté, qui nourris le poète du lait de ta lumière
Moi qui poussais comme blé de Printemps, qui m’enivrais de la verdeur de
l’eau, du ruissellement vert dans l’or du Temps
Ah ! plus ne peux supporter ta lumière, la lumière des lampes, la lumière
atomique qui désintègre tout mon être
Plus ne peux supporter la lumière de minuit. La splendeur des honneurs est
comme un Sahara
Un vide immense, sans erg ni hamada sans herbe, sans un battement de cils,
sans un battement de cœur.
Donc vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et les yeux grands ouverts comme le
Père Cloarec
Crucifié sur la pierre par les Païens de Joal adorateurs des Serpents.
Dans mes yeux le phare portugais qui tourne, oui vingt-quatre heures sur vingt-
quatre
Une mécanique précise et sans répit, jusqu’à la fin des temps.
Je bondis de mon lit, un léopard sur le garrot, coup de Simoun soudain qui
ensable ma gorge.
- Ah ! si seulement m’écrouler dans la fiente et le sang, dans le néant.
Je tourne en rond parmi mes livres, qui me regardent du fond de leurs yeux
Six mille lampes qui brûlent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Je suis debout, lucide étrangement lucide
Et je suis beau, comme le coureur de cent mètres, comme l’étalon noir en rut
de Mauritanie.
Je charrie dans mon sang un fleuve de semences à féconder toutes les plaines
de Byzance
Et les collines, les collines austères.
Je suis l’Amant et la locomotive au piston bien huilé.
Douceur de ses lèvres de fraises, densité de son corps de pierre, douceur de
Son secret de pêche
Son corps, terre profonde, ouverte au noir Semeur.
L’Esprit germe sous l’aine, dans la matrice du désir
Le sexe est une antenne au centre du Multiple, où s’échangent des messages
fulgurants.
Plus ne peut m’apaiser la musique d’amour, le rythme sacré du poème.
Contre le désespoir Seigneur, j’ai besoin de toutes mes forces
- Douceur du poignard en plein cœur, jusqu’à la garde
Comme un remords. Je ne suis pas sûr de mourir.
Et si c’était cela l’Enfer, l’absence de sommeil ce désert du Poète
Cette douleur de vivre, ce mourir de ne pas mourir
L’angoisse des ténèbres, cette passion de mort et de lumière
Comme les phalènes la nuit sur les lampes-tempêtes, dans l’horrible
pourrissement des forêts vierges
Seigneur de la lumière et des ténèbres
Toi seigneur du cosmos, fait que je repose sous Joal-l’Ombreuse
Que je renaisse au Royaume d’enfance bruissant de rêves
Que je sois le berger de ma bergère par les tanns de Dyilôr où
fleurissent les Morts
Que j’éclate en applaudissements quand entrent dans le cercle Téning-N’dyaré
et Tyagoum-N’dyaré
Que je danse comme l’Athlète au tamtam des Morts de l’année.
Ce n’est qu’une prière. Vous savez ma patience paysanne.
Viendra la paix viendra l’Ange de l’aube, viendra le chant des oiseaux inouïs
Viendra la lumière de l’aube.
Je dormirai du sommeil de la Mort qui nourrit le Poète
- O Toi qui donnes la maladie du sommeil au nouveau-nés, à Marône la
Poétesse à Kotye-Barma le Juste !-
Je dormirai à l’aube, ma poupée rose dans les bras
Ma poupée aux yeux vert et or, à la langue si merveilleuse
La langue même du poème.
Nocturnes
Editions du Seuil, 1961
Du même auteur :
Prière pour la paix (13/07/2014)
L’Absente (13/0720/15)
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Chants pour Signare (13/07/2020)
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