Léopold Sédar Senghor (1906 – 2011) : Elégie des saudades
Elégie des saudades
A HUMBERTO LUIS BARAHONA DE LEMOS
J’écoute au fond de moi le chant à voix d’ombre des saudades
Est-ce la voix ancienne, la goutte de sang portugais qui remonte du fond des
âges ?
Mon nom qui remonte à sa source ?
Goutte de sang ou bien Senhor, le sobriquet qu’un capitaine donna autrefois à
un brave laptot ?
J’ai retrouvé mon sang, j’ai découvert mon nom l’autre année à Coïmbre, sous
la brousse des livres.
Monde scellé de caractères stricts et mystérieux, ô nuit des forêts vertes, aubes
des plages inouïes !
J’ai bu – murs blancs collines d’oliviers – un monde d’exploits d’aventures
d’amours violents et de cyclones,
Ah ! boire tous les fleuves : le Niger le Congo et le Zambèse, l’Amazone et le
Gange
Boire toutes les mers d’un seul trait nègre sans césure non sans accents
Et tous les rêves, boire tous les livres les ors, tous les prodiges de Coïmbre.
Me souvenir, mais simplement me souvenir...
Chamelier maure, te voici donc dressé à ma mesure – c’était au siècle de
l’honneur –
Guerrier, à la hauteur de mon courage.
A tes ruses obliques, opposer la droiture de ma lance – elle porte l’éclair
comme un poison –
A ta ruse, mon élan sans couture.
Capitaine ou laptot, je ne me souviens plus, je redresse debout la force de mes
forts
Leur soumission plus dure que leurs murs. J’ai haine du désordre.
Ma mission est de paître les troupeaux
D’accomplir la revanche et de soumettre le désert au Dieu de la fécondité
C’était au siècle de l’honneur.
La bataille était belle, le sang vermeil la peur absente.
A l’ombre de mes dunes, chantent les saudades de mes gloires perdues.
Un jour à Lagos ouvert sur la mer comme l’autre Lagos.
Pas un fleuve mais mille fleuves, pas une lagune mille lagunes
Une seule mer aux quatre distances.
Pas des palétuviers : une forêt dans le déluge, sur la vase grouillante des reptiles
du Troisième Jour
Et parmi les oiseaux-trompettes, les singes aux cris de cymbales, la levée des
odeurs mortelles
Et d’autres, suaves comme des hautbois.
Régnait le Jour Troisième, et la vie était bien.
Des millions d’hommes comme des fourmis-carnivores, brûlant les pistes du
désir, et des femmes gisantes
Ivres de semences de spasmes, ivres de vin de palme.
J’ai compris les signes de la Tribu.
L’Amour : la Mort dans quelle exultation ! La Mort : la renaissance dans la
foudre.
Saudades des amours anciennes, saudades de mes saudades
Du vide immense et rouge de l’Imerina.
Ah ! Je confonds confonds, je confonds présent et passé.
Une soirée lors en l’honneur de l’Hôte, chez le Seigneur des Hauts Plateaux
Parmi les bougies la soie des cheveux, le velours vivant des voix l’or des bras
d’ambre
Lorsque jaillit la longue plainte de l’orchestre
Et du chœur à l’entour. Avez-vous jamais entendu ces chants des Hauts Plateaux,
qui chantent un monde défunt
Où la passion est pure, les amours impossibles, les cœurs abîmes de vertige ?
Mourir mourir, mourir d’une plainte incommensurable
Oh ! mourir d’une longue plainte qui soudain s’abîme dans le cœur.
Il n’y a plus rien, rien que le vide immense et noir de l’Imerina.
Saignent les montagnes au loin, comme des feux de brousse.
Perdu dans l’Océan pacifique, j’aborde l’île Heureuse – mon cœur est toujours
en errance, la mer illimitée.
Les requins ont des ailes blanches d’archange, les serpents distillent l’extase, et
les cailloux...
Des femmes qui sont femmes, des femmes qui sont fruits, et point de noyau : des
femmes-sésames.
Dans la nuit des cheveux, des fleurs qui sont langage aux Initiés.
Je porte un collier de coraux, je l’offre à quatre fleurs.
- Je ne suis point libre d’aimer, et tu dois repasser demain à l’aube.
- Ma corolle est ouverte, mon plus-que-frère, à mon beau Prince Abeille.
Que surtout s’abstiennent les papillons.
- Tes armes sont vaines mon frère – que le Guerrier est ridicule !
- Je meurs et renais comme je le veux. Mon amour est miracle.
C’était très loin dans le temps et l’espace, et la mer était pacifique.
Je ne dirai exploits ni royaumes conquis sur les Indiens des deux horizons.
Que d’aventures bues aux sources des fleuves sacrés !
Mais je n’ai pas goût de magie. L’Amour est ma merveille.
Mon sang portugais s’est perdu dans la mer de ma Négritude.
Amalia Rodriguez, chante ô chante de ta voix basse les saudades de mes amours
anciennes
Des fleuves des forêts des voiles, des océans des plages de soleil
Et les coups donnés et le sang versé pour des choses futiles.
J’écoute au plus profond de moi la plainte à voix d’ombre des saudades.
Nocturnes
Editions du Seuil, 1961
Du même auteur :
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