Xavier Grall (1930 – 1981) : Son âme dans le couloir
Son âme dans le couloir
Il a mis son âme dans le couloir, avec l’horloge, les manteaux et les
haillons. Il ne partira pas. Il ne partira plus jamais.
Son âme dans le couloir gît, veuve des voyages et pèlerinages qui ne le
verront pas cueillir les oranges de Californie, les mangues de Ceylan, boire les
vins guerriers et mystique des Espagnes.
Il a mis son âme dans le couloir comme quelqu’un qui a longtemps
marché dans les friches, et qui n’en pouvant plus de l’atroce labeur paysan,
jette le chapeau et le veston parmi les hardes moisies du coffre de merisier.
Son âme dans le couloir rêve de s’en remettre au Néant parmi les
armoires de brocante, les vieilleries trouées, les charpies pourries. « Va-t-en,
dit-il, ma trop fière, ma trop belle, je suis las ! Si tu savais... »
Il a mis son âme dans le couloir comme un soldat perdu en bataille
honteuse refile la tunique et l’havresac aux araignées ignobles, ou comme un
chasseur piteux jette à terre son carnier vide.
Son âme dans le couloir, seule, veule, abandonnée pense aux routes qu’il
n’arpentera plus, aux villes galantes dans la jeunesse des blés, aux danses
bohémiennes, aux rondes allemandes, aux fortes cités du Nord dans la
transfiguration de l’été.
Il a mis son âme dans le couloir comme un rebelle du Connémara
abandonne la fleur et le fusil dans le fossé, désespérant de revoir jamais
Dublin et les goélands sur la Lifey.
Son âme dans le couloir, dans l’odeur fade de la pluie, égrène la litanie
des soleils. Alger ! Médéa ! Meknès ! Azrou ! Goulimine ! Se lève la nostalgie
du Maghreb des minarets, du mouton et du raisin.
Il a mis son âme dans le couloir et il la laisse là, telle une étrangère qui
ne sait plus s’il est permis de pénétrer dans la demeure aux fenêtres aveugles,
aux bancs cassés.
Son âme dans le couloir, brisée, sanglote une complainte de la
Chandeleur. Son âme en Février comme une lampe qui vacille.
Il a mis son âme dans le couloir, n’entendant plus l’appel des collines,
la chanson violette de l’Arrée, la verte objurgation de la mer.
Son âme dans le couloir, comme une chienne perdue, se couche pour
mourir entre l’horloge de Kemper et les photos de famille.
Il a mis son âme dans le couloir, avec ses songes, ses rires et ses amours
crevés. Et dans la stagnation de l’hiver, dans la dureté blanche de l’hiver, il se
regarde comme un épouvantail idiot, les bras en croix, de noires corneilles dans
les orbites défuntes, pieu fixé dans la roide terre tombale et sédentaire.
Il ne partira pas.
Il ne partira plus.
Il ne partira plus jamais.
« Bah, c’était un poète » murmurait les paysans. Avec pitié...
« Solo et autres poèmes »,
Editions Calligrammes, 29000 Quimper,1981
Du même auteur :
Solo (07/07/2014)
Allez dire à la ville (0707/2015)
Les Déments (07/072016)
Ne me parlez pas de moi (07/07/2017)
Ballade de la mort lente (07/07/2018)
Ci-gît Robin (07/07/2020)
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