Michel Leiris (1901 – 1990) : Les pythonisses
Les pythonisses
Les lampes à gaz qui brûlent au fronton des bâtiments industriels
éclairent parfois des eaux froides et vertes comme la menthe
minces filets coulant avec un maigre bruit le long des trottoirs
pour enjoliver de leur ruban liquide les contours souvent sans grâce de la pierre
Un reflet éclate dans le ruisseau
et c'est ce choc signe de l'étreinte ensorcelée de la lumière et de sa réplique
rampante
en marche le long de toutes les rues vers la mer sombre de l'égout
qui met au monde ces créatures miraculeuses
celles dont la chair est une Rome avant le temps de l'esclavage
une gare sans trains de marchandises
une échelle dont les barreaux sont remplacés par des fils de dentelle
une église vide de tout tabernacle
Les cages se balancent aux fenêtres
qui se balancent accrochées aux maisons qui sont aussi des cages
accrochées et balancées elles-mêmes à la grande bâtisse d'air
vieille ménagerie terrestre encagée dans le temps et l'espace
avec le parfum de ses louves
Les bouches se dessèchent devant les verres vides
dont le cristal est fait de bouches aussi
plus vides et plus séchées que toutes les cavernes humaines
parce que la langue des radiations cellulaires y est éternellement dardée
Ce ne sont pas seulement ces bouches et ces cages
qui par leur tremblement troublent la nuit
mais toutes les machines qui sont a la fois des cages et des bouches
bouches dévorantes cages lieuses ou bien cage qui nous mange bouche qui
nous lie
comme ces pythonisses nées du coït du gaz et du ruisseau
et dont les corps chargés de toutes les transmutations passionnelles à venir
sont simultanément la bouche qui nous ronge
et la cage dont le grillage doré nous damne
Lorsqu'elles étaient petites
elles avaient des voix où ne traînait aucun présage d'avenir
Les couronnes s'effeuillaient comme s'effeuillent les adieux d'un marin
et leurs visages avaient la pâleur de ceux des émigrants
quand leurs mouchoirs tombent de leurs mains et se trouvent aussitôt ramassés
par l'ironie des vagues
feignant de croire qu'elles sont houris et eux sultans
Elles avaient de longs cheveux pareils à un sable éclatant
dans un désert illimité mais frais sous le soleil ardent
à cause de la circulation profonde d'une source intarissable
coulée secrète qui animait leurs joues
quand leurs artères chantaient la ronde du sang
Les bagues embellissaient leurs doigts d'orbes charmants
C'est du mouvement de ces joyaux qu'elles apprirent à connaître le futur
et la première qui laissa glisser à terre une de ses bagues
prit au même moment conscience de son destin
Quand elles eurent seize ans
il n'y eut plus de rondes ni de joues roses
les cieux se réunirent en un seul nuage au râle de mourant
et sous la pluie elles se séparèrent
l'une vers l'Ouest
l'autre vers l'Est
la troisième vers le Sud
la quatrième vers le Septentrion
Celle du Nord entra dans un bordel glacé
dont les murs étaient sombres comme des cris d'enfant
les portes épaisses comme des nourritures anthropophages
à l'heure où la constellation du corps est dépecée
parmi les vibrations de flèches les danses obscènes et les chants
Son sexe suave éternellement béant était la grotte
l'antre caché de Trophonius où pénétraient les consultants
après avoir bu sur ses lèvres le mystérieux breuvage
salive de l'oubli O palais doux et rose
Celle-ci fut tuée d'un inattendu coup de poignard
mais étant donnée sa ressemblance avec les grottes
mourir d'un coup de stalactite était bien son destin
La seconde celle du Sud
s'installa sous un vaste oranger
et se prostitua comme on vend des oranges
Ses caresses avaient une saveur fruitée
l'écorce de sa peau rafraîchissait les mains
les mains de ceux que l'orgueil décourage
et qui se promènent seuls comme de vieux bateaux à roues
avec des grincements de cordages
Sa langue était habile à faire mimer par les sexes les degrés des âges
le beau matin d'abord quand les tiges se redressent
puis la fixité de midi
et le déclin crépusculaire qui suit le spasme
Celle de l'Est ou pour mieux dire celle du Levant
était allée ainsi que l'y prédestinait cette direction
vers un pays de docks lointains
où sur de longues esplanades jonchées de caisses de marchandises
elle se donnait à tout venant
en échange d'une chique d'opium ou d'un morceau de pain
Ses gestes langoureux étaient légers comme des feuilles
et la ramure profonde de son corps abritait tout un peuple d'oiseaux de nuit
dont les yeux s'illuminaient parfois et sortaient de sa peau par les pores
en ruisselets scintillants d'émouvante moiteur
Plus d'un aima ses dents arsenal de lances blanches
qui faisaient résonner les boucliers du plaisir
quand les cloches des vaisseaux piquaient l'heure
et quand l'aventurier qui nulle part ne laisse de trace se levait oreilles
bourdonnantes
à cause de son sang depuis trop longtemps immobile
La bouche de cette femme alors se creusait d'une ride profonde
belle chiromancie de nuages
nervures de feuilles annonçant la venue de quelle végétation?
La dernière était celle du Couchant
et c'est celle-là que j'aime
en raison de son amour pour tout ce qui descend
Sa gorge est un soleil rouge qui dévore les ciels brûlants
Elle n'a pas plus de domicile qu'un vrai couteau n'a de cran
Tous les jours elle se jette à la mer et fait l'amour avec les coques
des navires dont la quille partage ses cheveux qu'elle laisse ensuite flotter au
vent
Quand elle se couche c'est la nuit compète qu'elle engendre
une nuit plus noire que son sang
toutes les lumières cristallisent et se fondent en un bloc
le monde n'est plus qu'un cheval qui par peur de l'obscur a pris le mors aux dentsOccident de détresse
ce sont ses cris qui hâtent toutes les déchéances
les chutes de bolides
quand ils laissent dans l'air le sillage de leurs croupes obliques
Se vouer aux marécages n'est-ce pas se livrer pieds et poings liés aux feux follets
flammes errantes que mène un destin éblouissant
formes livides redoutées de ceux qui cherchent à reposer sur leurs deux oreilles
craignent de s'éteindre et le reste du temps
tremblent et geignent comme des arbres
battus par toi ma douce hache
ô ma hache fatidique
In Revue « Bifur, N°2 »
Editions du Carrefour, 1929
Du même auteur :
Liquidation (25/06/2014)
Les veilleurs de Londres (25/06/2015)
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