Jean-Guy Pilon (1930 -) : Recours au pays
Recours au pays
I
Parler comme si les très grandes voiles du matin ne devaient jamais disparaître.
Ni les lumières qui abolissent les horizons, ni la pluie, ni les arbres, ni la
nuit, ni rien.
Parler pour vivre, pour ouvrir les yeux et aimer. Pour retrouver le village de sa
naissance, enfoui quelque part sous la neige sans mémoire.
Parler pour ne plus attendre demain, ni les mois à venir, mais parce qu'il faut
conduire ce jour à la joie des mots simples, d'un regard, d'une heure pleine
et définitive.
II
Auras-tu cette patience sans limite du pays pour répéter les paroles que je
t'apprendrai, au fur et à mesure des lacs et des montagnes, des hivers et de la
pluie?
Aurai-je ce don des langues sans lequel le mot patrie n'aurait plus de vérité ?
Nous sommes à la naissance d'un pays à reconnaître. Nourris de l'attention
calme des découvreurs, nous savons que nous sommes seuls.
III
La neige comme une distance se multipliant, comme la haine à la porte de
chaque maison, comme une humiliation à franchir.
Mon pays sous la neige, comme une femme évanouie, comme un navire qui
coule, comme un frère ennemi.
Certains soirs de froid blanc, un cri d'oiseau perdu, comme l'espoir d'un
mauvais printemps.
IV
Regarder, voir, attendre. Apprends ces mots et répète-les jusqu'à ce que ton
sang en soit marqué.
Regarder l'avoine qui mûrit, le fleuve qui en a assez des croisades et qui
n'aspire qu'à être fleuve et mouvement, les mains ravagées des paysans.
Voir les seins des filles, les cheminées de la ville, la douleur au fond des yeux.
Attendre parce que c'est le seul choix de la vie.
Apprendre le pays jour après jour, échec après échec, joie après joie. Apprendre
un pays que tu ne sauras peut-être jamais.
V
L'exigence du pays!
Qui suis-je donc pour affronter pareilles étendues, pour comprendre cent mille
lacs, soixante-quinze fleuves, dix chaînes de montagnes, trois océans, le
pôle nord et le soleil qui ne se couche jamais sur mon pays.?
Où planter ma maison dans cette infinitude et ces grands vents ? De quel côté
placer le potager? Comment dire, en dépit des saisons, les mots quotidiens,
les mots de la vie : femme, pain, vin?
Il y a des pays pour les enfants, d'autres pour les hommes, quelques-uns pour
les géants . . .
Avant de savoir les mots pour vivre, il est déjà temps d'apprendre à mourir.
VII
Je suis d'un pays qui est comme une tache sous le pôle, comme un fait divers,
comme un film sans images.
Comment réussir à dompter les espaces et les saisons, la forêt et le froid ?
Comment y reconnaître mon visage ?
Ce pays n'a pas de maîtresse : il s'est improvisé. Tout pourrait y naître ; tout
peut y mourir.
XII
Sache au moins qu'un jour, j'ai voulu donner un nom à mon pays, pour le
meilleur ou pour le pire; que j'ai voulu me reconnaître en lui, non par faux
jeux de miroirs, mais par exigeante volonté.
Me suis-je trompé d'avoir voulu à tout prix aimer ce pays qui n'a rien d'une
femme, même pas la douceur des syllabes? Je ne sais pas. Tu auras à le
juger toi-même sur la seule foi des racines que tu identifieras à ton tour,
quand sera venu le jour des choix difficiles.
Quelle étrange ambition dans une vie d'homme que de vouloir apprivoiser le
nom de son pays et de se le répéter jusqu'à l'amour ! L'amour qui n'est
jamais définitivement acquis . . .
Recours au pays
Editions de l’Hexagone, Montréal, 1961