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Le bar à poèmes
24 décembre 2018

Jean-Guy Pilon (1930 -) : Recours au pays

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Recours au pays

 

  I

Parler comme si les très grandes voiles du matin ne devaient jamais disparaître.

     Ni les lumières qui abolissent les horizons, ni la pluie, ni les arbres, ni la

     nuit, ni rien. 

 

Parler pour vivre, pour ouvrir les yeux et aimer. Pour retrouver le village de sa

     naissance, enfoui quelque part sous la neige sans mémoire.

 

Parler pour ne plus attendre demain, ni les mois à venir, mais parce qu'il faut

     conduire ce jour à la joie des mots simples, d'un regard, d'une heure pleine

     et définitive.

II

Auras-tu cette patience sans limite du pays pour répéter les paroles que je

     t'apprendrai, au fur et à mesure des lacs et des montagnes, des hivers et de la

     pluie?

 

Aurai-je ce don des langues sans lequel le mot patrie n'aurait plus de vérité ?

Nous sommes à la naissance d'un pays à reconnaître. Nourris de l'attention

     calme des découvreurs, nous savons que nous sommes seuls.

III

La neige comme une distance se multipliant, comme la haine à la porte de

     chaque maison, comme une humiliation à franchir.

 

Mon pays sous la neige, comme une femme évanouie, comme un navire qui

     coule, comme un frère ennemi.

Certains soirs de froid blanc, un cri d'oiseau perdu, comme l'espoir d'un

     mauvais printemps.

IV

Regarder, voir, attendre. Apprends ces mots et répète-les jusqu'à ce que ton

     sang en soit marqué.

 

Regarder l'avoine qui mûrit, le fleuve qui en a assez des croisades et qui

     n'aspire qu'à être fleuve et mouvement, les mains ravagées des paysans.

 

Voir les seins des filles, les cheminées de la ville, la douleur au fond des yeux.

 

Attendre parce que c'est le seul choix de la vie.

 

Apprendre le pays jour après jour, échec après échec, joie après joie. Apprendre

     un pays que tu ne sauras peut-être jamais. 

V

L'exigence du pays!

Qui suis-je donc pour affronter pareilles étendues, pour comprendre cent mille

     lacs, soixante-quinze fleuves, dix chaînes de montagnes, trois océans, le

     pôle nord et le soleil qui ne se couche jamais sur mon pays.?

 

Où planter ma maison dans cette infinitude et ces grands vents ? De quel côté

     placer le potager? Comment dire, en dépit des saisons, les mots quotidiens,

     les mots de la vie : femme, pain, vin?

 

Il y a des pays pour les enfants, d'autres pour les hommes, quelques-uns pour

     les géants . . .

 

Avant de savoir les mots pour vivre, il est déjà temps d'apprendre à mourir.

VII

Je suis d'un pays qui est comme une tache sous le pôle, comme un fait divers,

     comme un film sans images.

 

Comment réussir à dompter les espaces et les saisons, la forêt et le froid ?

     Comment y reconnaître mon visage ?

 

Ce pays n'a pas de maîtresse : il s'est improvisé. Tout pourrait y naître ; tout

     peut y mourir.

XII

Sache au moins qu'un jour, j'ai voulu donner un nom à mon pays, pour le

     meilleur ou pour le pire; que j'ai voulu me reconnaître en lui, non par faux

     jeux de miroirs, mais par exigeante volonté.

 

Me suis-je trompé d'avoir voulu à tout prix aimer ce pays qui n'a rien d'une

     femme, même pas la douceur des syllabes? Je ne sais pas. Tu auras à le

     juger toi-même sur la seule foi des racines que tu identifieras à ton tour,

     quand sera venu le jour des choix difficiles.

 

Quelle étrange ambition dans une vie d'homme que de vouloir apprivoiser le

     nom de son pays et de se le répéter jusqu'à l'amour ! L'amour qui n'est

     jamais définitivement acquis . . .

 

Recours au pays

Editions de l’Hexagone, Montréal, 1961

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