Jean-Paul de Dadelsen (1913 – 1957) : La fin du jour
La fin du jour
Voici
dans la vitrine de comestibles fins
les noirs homards, les langoustes,
une antenne brisée, une patte arrachée,
l’œil un bouton de bottine très noir
très en colère
- mais comment y aurait-il
colère là où il n’y a aucun apitoiement sur soi ?
ni regret ? ni peur ? seulement
rupture, recherche encore,
la patte encore tâtant le sol obscur,
l’antenne qui cherche.
Ainsi parfois les vieux :
trop courbés pour prétendre encore,
trop cassés pour mentir.
Comme
les vieilles femmes russes de l’exil
quand vient le pope, ancien cosaque
tirent, de dessous le lit, un pot de confiture.
et comme
les très vieux juifs,
regardant encore, au soleil qui ne réchauffe plus,
les tétons de la jeune bouchère kosher et myope,
ou, le soir à la cuisine, du petits-fils
debout dans la bassine d’eau tiède, les couilles où dort
la descendance de la douce et profonde Rachel,
et comme
le père R. K, crustacé de grand âge,
de grande saumure austro-morave,
le père K, un matin de neige, debout sur ses jambes mortes,
mettant ses bretelles et parlant de
Colette (alors morte depuis peu) :
« Ja, die kannte die Leute.
Die kennt die Leute : bid in den Arsch hinnein.”
et comme
le vieux Ludwig, après tant de
sonates inutilement explosives
s’amusant à présent
à fredonner pour lui tout seul, et peu lui importe
que le trait soit béatifique ou grinçant sur ces
vieilles boîtes à cigares de Stradivarius,
Guarnerius, Amati, Tutti Quanti, ce qui
l’intéresse, batifolage de baleine,
bourrée de kermesses stellaire, ce qui
l’intéresse, c’est ce bout de chanson transfiguré et
l’espace autour, l’immobilité, la nuit autour de la
chanson filée droite et sans mentir,
ainsi, au soleil qui ne réchauffe plus, les vieux :
dans la carcasse rompue, un regard s’est ouvert.
Ainsi, à l’Ermitage
parmi tant de noblement Poussins sur qui
La Néva pose ses reflets de gel,
le vieil Hendrijk, désormais se foutant d’être
de bon ton ou baroque ou structuré, peignant
à truellées de terres épaisses, à traînées
de couleur grattées au fond des pots, peignant
cette haute chose rectangulaire, et tout à droite,
sans raison anecdotique la moindre, ce personnage
indispensablement vertical et
le dessous des
sandales de l’Enfant Prodigue et les
épaules courbées vers lui du Père.
Nous fûmes entiers, carapacés de noir et de dur.
Eternel, tu nous as rompus. Où est présentement
le dehors, le dedans ? Eternel, tu nous as
cassés.
1954
Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes
Editions Gallimard (Poésie), 2005
Du même auteur :
« Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)
Oncle Jean (29/10/2017)
Bach en automne (29/10/2019)
Jonas, I : Invocation liminaire (29/10/2020)
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