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Le bar à poèmes
28 octobre 2018

Jean-Paul de Dadelsen (1913 – 1957) : La fin du jour

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La fin du jour

 

Voici

dans la vitrine de comestibles fins

les noirs homards, les langoustes,

une antenne brisée, une patte arrachée,

l’œil un bouton de bottine très noir

très en colère

                         - mais comment y aurait-il

colère là où il n’y a aucun apitoiement sur soi ?

ni regret ? ni peur ? seulement

rupture, recherche encore,

la patte encore tâtant le sol obscur,

l’antenne qui cherche.

 

                         Ainsi parfois les vieux :

trop courbés pour prétendre encore,

trop cassés pour mentir.

 

Comme

les vieilles femmes russes de l’exil

quand vient le pope, ancien cosaque

tirent, de dessous le lit, un pot de confiture.

 

et comme

les très vieux juifs,

regardant encore, au soleil qui ne réchauffe plus,

les tétons de la jeune bouchère kosher et myope,

ou, le soir à la cuisine, du petits-fils

debout dans la bassine d’eau tiède, les couilles où dort

la descendance de la douce et profonde Rachel,

 

et comme

le père R. K, crustacé de grand âge,

de grande saumure austro-morave,

le père K, un matin de neige, debout sur ses jambes mortes,

mettant ses bretelles et parlant de

Colette (alors morte depuis peu) :

«  Ja, die kannte die Leute.

Die kennt die Leute : bid in den Arsch hinnein.”

 

et comme

le vieux Ludwig, après tant de

sonates inutilement explosives

s’amusant à présent

à fredonner pour lui tout seul, et peu lui importe

que le trait soit béatifique ou grinçant sur ces

vieilles boîtes à cigares de Stradivarius,

Guarnerius, Amati, Tutti Quanti, ce qui

l’intéresse, batifolage de baleine,

bourrée de kermesses stellaire, ce qui

l’intéresse, c’est ce bout de chanson transfiguré et

l’espace autour, l’immobilité, la nuit autour de la

chanson filée droite et sans mentir,

 

ainsi, au soleil qui ne réchauffe plus, les vieux :

dans la carcasse rompue, un regard s’est ouvert.

 

Ainsi, à l’Ermitage

parmi tant de noblement Poussins sur qui

La Néva pose ses reflets de gel,

le vieil Hendrijk, désormais se foutant d’être

de bon ton ou baroque ou structuré, peignant

à truellées de terres épaisses, à traînées

de couleur grattées au fond des pots, peignant

cette haute chose rectangulaire, et tout à droite,

sans raison anecdotique la moindre, ce personnage

indispensablement vertical et

le dessous des

                         sandales de l’Enfant Prodigue et les

                         épaules courbées vers lui du Père.

 

Nous fûmes entiers, carapacés de noir et de dur.

Eternel, tu nous as rompus. Où est présentement

le dehors, le dedans ? Eternel, tu nous as

                         cassés.

1954

 

Jonas suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes

Editions Gallimard (Poésie), 2005

Du même auteur :

 « Seigneur, donnez-moi seulement… » (29/10/2016)

Oncle Jean (29/10/2017)

Bach en automne (29/10/2019)

Jonas, I : Invocation liminaire (29/10/2020) 

Jonas. Fragments (29/10/2021)

La femme de Loth (04/04/2022)

Itinéraire de Londres à Valparaiso (29/10/2022)

Cinq étapes d’un poème. I – II (04/04/2023)

Cinq étapes d’un poème. III (29/10/2023)

Exercice pour le soir (04/04/2024)

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