Denis Rigal (1938 - 2021) : Nord Nord-Ouest par Ouest
Nord Nord-Ouest par Ouest
Quand il fera bien noir
au revenant décembre
quand se fera la féroce nuit
des grands poissons dormeurs
et sans paupières dans l’eau morne
et le temps sombré comme mortas
je parlerai de toi
qui es piéça chair de brouillard
erres parmi
quelques chevaux d’orage
des crématoires
et de l’oubli
Marchait oblique sous la pluie patiente
parlait plus gris d’à grand peine songer
si loin les fermes embourbées et les enfances
ténues, le lait tiède entre grive et hulotte,
toupets d’arbres, peupleraies
et chants d’oiseaux sans doute,
gazouillis adéquats , l’avril se répétant.
Or le sens est passé
qui saura quand ?
dans la douleur des pierres
marcherai patient sous la pluie oblique,
marcherai
irait portant mémoire dans la nuit nécessaire
longeant la mer bossue et le chaos
verrai les trois hérons de l’aube
sans cris et sans angoisse voler
vers le très gris et la Grand Ile
Nu est le Nord
Nu le regard
et nu le temple
chacun le sait et qu’à l’aurore le vent se fige
et la lumière fixe gisants
les amants pérégrins
exhibe des épaves et ce grand requin mort
halé sur le rivage
Et c’était vers la fin du monde
ces collines amères au-delà d’elles-mêmes
déjà : qui les gravit c’est pour chercher
d’un dernier regard la dernière Thulé
le peut-être pays où remourir
au-delà des mouvances des autrefois
des arbres ensablés racornis dans le sel
C’était au pied des plus pauvres collines
c’était remous et ressac et retour
et l’on guettait dans les crocs de la mer
les grands saumons inquiets vibrants
qui montaient au désert : de rien à rien,
on voulait vivre
de chardons à roseaux et de calcaire à tourbe
c’était changer de cimetière, pas plus,
n’était qu’ici les morts parlent la paix
et les roses sauvages, l’oubli et les jonchaies
ici ne s’entend plus
celui qui lamentait à Thèbes sous les murs
sa double vie sa double vue et sa mémoire
ou peut-être priait
cognant sa tête vieille à la ténèbre
et s’en allait à reculons vers l’enfin-disparaître
or le lac est si proche, est ciel à forme d’œuf,
rêve ses truites,
et le héron recoud les bords du miroir.
Et le vent dans cette aube qui fut,
le vent blanchi mâche nos mots,
est l’horizon qui nous étrangle
ce ni ciel ni mer ce là-bas
s’écroulera sur nous au premier hurlement des chiens
et il faudra penser que c’est justice
pourtant quelqu’un dira c’est le plein jour
et c’est l’été puisque de temps à autre,
de chair à feuilles, de la lumière passe
et que les bœufs sont à la plage ruminant leur varech
parmi des enfants pauvres qui regardent
on est au bord de la
(vie) peut-être
on est
au bord
Les passeurs entre les îles, et les meutes
qui croisent dans la hurlant nuit venue
c’était légende
plutôt suffit d’un renard lointain lugubre
d’un massacre de mouton dans la bruyère
et
gît l’immense,
le rien des âmes
qui te regarde
et la nuit restera pourtant
dans les siècles et les siècles restera
ou bien ces poissons blêmes à fond de barque,
oubliés : raies, vieilles, congres, chiens de mer,
dans le dernier désordre.
Le soleil là-dessus,
de l’autre côté du vent,
le soleil qui ne sait rien.
Et j’aurai été seul à voir, croyez-vous ?
Croyez-vous ?
Fossés et fondrières et les rares
parfums chèvrefeuille et bruyère
la rime est mal venue et nous n’y sommes
pour rien ni pour personne ma pauvre
chair tenace dans l’égal arbitraire
sur cet inachevé qui tremble où tout
est solitaire et l’homme accidentel pousse
un tentacule opaque devant soi les bribes
d’un destin qui triche un déchet
de paroles
survit ce qui s’allège
le lièvre assis dans le ciel sans mémoire
et sans trace sa forme déjà froide
déjà reprise par ce lichen couleur
d’autunite et l’eau des mornes
millénaires qui n’enfanta que
cette tourbe
lointains sont les mondes oh femmes
à l’infinie blondeur la douceur
insongeable et les livres muets
il faut jouir sa mort et ne sais plus
qui vous appelle
EN DERNIER LIEU
l’à-pic de la falaise rouge et puis
le miroir et la peur le même et l’autre
le presque et le pas-même l’alpha
et l’eau mégalomane fariboles
du tout ou rien point de pari
à perdre la lumière qui doute
qui tombe en cendre et l’effaçable
le loin murmure des derniers rocs
UNDER BEN BULBEN
l’horizontal enchaînement des secondes
des siècles c’est égal comme le front
poli dans le cercueil comme
le front brut du calcaire les vagues
les distances la lumière déclive
et les troupeaux bénins. La tour vide
et la croix glosée pour le touriste
les piétinantes piétés n’y font rien
ni l’espace gravi qui contrefait
l’immense et tout reste à comprendre
les emblèmes du temps où les rois
frugivores radotaient dans les arbres
la harpe et le saumon de la sagesse
sur les monnaies de piètre aloi
those dying generations tous ces engendrements
la conquête d’un peu de soi les questions
à l’écho qui dit qu’il faut finir
et se coucher sous l’herbe domestique
la rage et le désir de Jane la gaieté
du dormeur sous l’étrange montagne
Fondus au noir
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée,1996
Du même auteur :
« Une fois, / Les écluses s’ouvrirent… » (16/03/2015)
Des fins premières (25/08/2016)
« rouillés sont les vaisseaux friables… » (25/08/17)
Pour tenir lieu (25/08/2019)
Problématique (25/08/2020)
Fondus au noir (25/08/2021)
Divers exil (18/02/2022)
Combaneyre (25/08/2022)
La joie peut-être (18/02/2023)
Denis Rigal : Nord (18/02/2024)