Henri Pichette (1924 – 2000) : Apoème 3
Apoème 3
Hommes, souvenez-vous des marches et des haltes.
Hommes, la gorge en feu, nous bûmes aux fontaines.
Hommes penchés dehors, les trains vous emportaient.
Hommes, je vous revois offrir des roses rouges.
Hommes, mes délicats, vous tuiez des oiseaux.
Hommes à tout venant les veillées vous fanèrent.
Hommes, descendez l’eau, debout sur les péniches…
Faites encor vos jeux ! clamèrent les forains.
Les roues lancées à bras tournaient, tournesols ivres,
Avec un bruit fou de crécelles. La lumière
Inspirait les joueurs suffisamment pour que
Leurs lèvres parussent murmurer des mots d’or.
Certains criaient : Je mise sur la liberté.
Il leur fallut rompre les cordons de police.
Hommes nus, seriez-vous damnés de père en fils ?
On dit que vous avez la guerre dans le sang.
Dockers, coolies chinois, batteurs de tam-tam nègres,
Chômeurs américains, caravaniers arabes,
Peaux-Rouges peints sur des mustangs amadoués…
Hommes plongeant les doigts dans les raisins dorés ;
Hommes blottis au creux du foin ; hommes si noirs
Qui visitez les cheminées ; hommes donc à
La belle étoile ; hommes hélant les feux Saint-Elme ;
Hommes de nulle part qui parlez plusieurs langues ;
Camelots, boulangers, mosaïstes, pilotes ;
Hommes ! anges ! démons ! je vous nomme. C’était…
C’était au temps parfait des blés et des bluets,
Fable de l’existence idéale ! Après quoi
Les laveuses battirent, agenouillées, les
Bleus de fondeurs, les soies d’amants, les tabliers
D’élèves, les draps lourds… Elles oignirent leurs
Mains de l’huile sainte du fleuve, et s’en allèrent.
Sur les chemins, la nuit venue, des dieux frileux.
Le visage en deux coupé par le clair de lune,
Vidaient leurs gourdes pour se donner des couleurs.
Alors roula l’hiver comme un beau tambour blanc.
La symphonie ? n’est qu’une affaire de patience.
Disait-on. Les arbres dépouillés chuchotèrent :
Où sa cache le loir ? Il leur vint à mémoire
Des cas désespérés : biche blessée, mésange
Prise à la glu, vanesse aux doigts d’une pinceuse.
Abeille qui se noie dans la bouteille close. `
Or, le loir sommeillait. C’est là tout un poème.
Plus d’une fois les harmoniums de la forêt
Gémirent… Travailleurs têtus, vous suspendiez
L’ouvrage pour entendre ! hormis les maréchaux-
Ferrants… Les écoliers faisaient pouce. Et la neige
Câline feutrait des pays où l’arbre est ange.
Mais un soir l’avalanche étouffe nos villages.
Le bruit court que la Mort a jeté son lasso.
Les étoiles fument. Les chamois ne sont plus
Que des elfes en torche abattus par le foehn.
La parasélène, hier encore si douce,
Fomente contre les nuées. Telle une hélice
Minuit tranche la tête à l’aigle. Il va pleuvoir.
Le sang gicle et le jour prend place entre les pierres.
Nous pourrons dire qu’ils sont morts pour la patrie.
Rescapée, la poésie délire ; tandis
Que les sauveteurs s’épongent. Et sus et jus !
La montagne fourbue dort, ses lacs grands ouverts.
Ferrée à glace, la paix crie haro sur le
Rêve et le rêve fuit dans les marges du monde…
Ainsi les orgues devenaient des barricades.
Les hommes s’éprenaient de femmes, sans paroles.
Ils tournaient le danger comme un oiseau le chat.
La vie avait sur eux la lueur des cristaux...
L’amour ne froidira plus. Hola ! émeutiers,
(Les lampes sourdes de la nuit sont des injures).
Le ciel couve de longs couteaux d’argent ardent.
Nous renverserons Dieu. Attendez qu’il existe !
Puis un canon balance le soleil en l’air.
On met les mains sur les yeux. C’est de la folie.
Le soleil soûl jure dans les peupliers trembles
Et saigne jusqu’à la Pâque sur les cerises.
Devant ce miracle nos ouvriers s’émeuvent.
Il fait bon. Leurs adages font la chandeleur.
La révolte s’ouvre, comme Christ que l’on cloue.
Les citrons dynamités de l’aurore éclatent.
Les saisons percutent. Je ne me souviens plus.
Apoèmes
Editions Fontaine, 1948
Du même auteur :
Ode à la neige (26/08/2014)
Le Duo d’Amour Fou (26/08/2015)
« Je fais corps… » (26/08/2016)
« Nous sommes à la perle… » (26/08/2017)