Ilarie Voronca (1903 – 1946) : Mes amis, mes montagnes
Mes amis, mes montagnes
A Claude Sernet.
Je pose mon front dans le creux si doux de vos mains,
Montagnes,
Vous voici devant moi avec vos forêts indulgentes
Et les lambeaux des saisons qui pendent sur les branches
Et l’écriture minuscule des étoiles où les chemins se perdent
Et se retrouvent
Comme des graines ailées d’un arbre plein de nuages et d’oiseaux.
Je pourrai monter sur vos cimes
Et voir au loin ma vie posée comme un vol
Et les foules et les villes où le temps
Qui n’a pas encore trouvé de mots parle par le tic tac des montres
Et c’est ainsi qu’une oreille très fine
Pourrait entendre le langage imperceptible
Et celui que le vent mélange avec les feuilles
Montagnes
Je retourne repenti vers vous
Je viens d’une ville pleine de suie
Je pensais à vous
Quand j’ouvris la fenêtre sordide
Qui ne donnait même pas vers une cour si petite fût-elle
Mais vers un couloir sombre.
Je pensais à vous
Montagnes :
Quelque part en Europe vos genoux se plient vers la mer
Et en Amérique quelque part les océans couvrent de dentelles
Vos jambes puissantes.
Ne vîntes-vous donc jamais visiter mon sommeil ?
Si dans le coquillage bruit de la mer
En mon âme c’était vous qui chantiez,
Montagnes
L’aube comme un grelot tombé en vos ravins
Le soir comme un troupeau silencieux et vaste
Vous-ai-je quittés ? Vous suis-je revenu ?
Et cette hâte vers la cabane au commencement si doux de l’orage
O ! Mes amis ?
Je vous savais autour de moi
Caresses protectrices arômes lointains d’un automne
Je vous savais défaits de toute atteinte terrestre
Et toi Mère qui suis d’un regard bienveillant le tremblement de ma
main sur cette feuille
Et toi frère aventurier et ta dernière lettre jaunie vieille comme une
main de mort avec son timbre de Casablanca
Et toi aussi ami poète et toi aussi ami peintre
Vous étiez autour de moi.
Nombreux nombreux sont mes amis morts
Ce n’est pas la peine de vous nommer
De vous montrer les belles affiches
Que le ciel a dépliées parmi les montagnes dans cette saison
La mort vous a enseigné
Une sagesse une beauté infinie
Et vous êtes enfin vous-mêmes.
Apprenez-moi l’amour
Apprenez-moi la bonté l’indulgence
Faites-moi comprendre le sens caché de toute chose
Je sais que lorsque j’aurai compris
Je serai au milieu de vous
Au milieu des océans
Au milieu des montagnes
Et le ciel tombé de mes yeux
Trainera dans les eaux comme une herbe très bleue.
Est-ce si difficile un tout petit miracle ?
Conseillez-moi guidez-moi amis morts
Où dois-je aller ? Quelle fenêtre ouvrir ?
Quels mots dire ? Regarder en avant ou en arrière ?
Que faire de cette âme que tous les destins appellent
De ce coeur qu’écartèle les quatre points cardinaux ?
Donnez-moi une grande affection
- Les vivants me l’ont refusée –
Et je ferai de belles chansons
Je vous parlerai des montagnes dont j’ai rêvé au début de ce poème
Prenez-moi avec amour avec bonté dans vos bras
Et j’aurai du courage
Je frapperai l’océan comme un tambour géant
Je mettrai les poissons à la place des mots
Reluisants silencieux
Les arbres les étoiles traverseront mes larmes
Donnez-moi une grande affection
Amis doux protecteurs invisibles
Vous entendez l’appel vous répondez au charme
Et vous voilà devant moi
Conseillers taciturnes bienveillants énormes
Montagnes.
La Joie est pour l’homme
Editions les Cahiers du Sud, 1936
Du même auteur :
Mon peuple fantôme (08/06/2015)
Eloge du silence (08/06/2016)
Fragments (08/06/2017)
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