François Cheng (1929 -) : Un jour, les pierres (III)
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Des rochers délivré
L’invisible dragon
De cime en cime s’élance
Vers sa mer d’origine
Les oies sauvages s’ouvrent
Au pur souffle qui passe
Et soudain apaisés
Les pins sont tout ouïe
Vers le dieu de passage
Tu fais le geste d’invite
Dieu de soif
dieu de faim
Traversant la terre
Sans savoir où
poser sa tête
Ne rien retrancher
Fixer des yeux jusqu’au bout
l’innommable
Survivre aux os rompus
à la chair corrompue
Être de tout son corps
Le mot-œil
Que nulle langue humaine
n’ose dévisager encore
Racines des rosées
et des nuages
Nous ne céderons pas d’un pouce
Sur ce que nous avons arraché
aux saisons
Au cœur de l’ultime hibernation
Les mousses garderont souvenance
Re-pousseront les saules
de la nostalgie
Jusqu’à la fin
Vous serez témoins
Stèles érigées par les humains
Au bord des champs
Au coeur des ruines
Témoins de vaines gloires
De deuils inconsolés
De massacres sans fin
De l’immonde du monde
Jusqu’à la fin
Jusqu’au moment où nul
Ne sera là
Pour déchiffrer
Les signes gravés
Mais de nos oublis vous avez gardé mémoire
Au cœur de la chair meurtrie : notre demeure
Vos replis recèlent le serment des amants
Séparés ils échangent en vous leurs diamants
Laves de vaine passion larmes cristallines
Grondement lointain d’un printemps avorté
Tout appel désormais corps écartelés
Toute réponse à jamais cendres semées
Au cœur de la chair meurtrie : votre demeure
Car de nos oublis vous avez gardé mémoire
Quand le lézard tracera la fissure
au cœur de la pierre
Le pavot du pré se rappellera
nos noms emmêlés
Midi d’un été de pur échange
Un cri muet déchirant les reins les lèvres
A l’heure où toute vie, suspendue
en une grappe de fruits
Un jour, ici, midi d’un été
Sans ombre autre que la nôtre, trop humaine
pour prendre racine
Et trop tard pour établir demeure
A l’extrême de l’automne
Nous parviendra encore
mêlé de mousses et de lilas
L’écho de la cascade
Ravivant le sang
ravivant le chant
Au creux de la roche fêlée
Dentelles de Montmirail
Les vagues s’érigent en rocher
Les morsures de requins
en dentelles
De toute éternité
L’été terrestre doit s’ouvrir
A notre unique regard
Nous fouillerons les entrailles
Du dragon disloqué
A la recherche du sang mâché
du souffle bu
Tout devient voie
Tout devient don
Tout le jour se passe en reconnaissance
Quand disparaît l’ultime nuage
Nous nous prosternons
Devant le roc élu
qui rehausse nos désirs
Informulés
Ce qui est donné
C’est la patience d’une vie
poisson fossilisé
C’est ce qu’il faut de temps
pour changer le poisson en eau
et pour changer l’eau en pierre
Pour les ouvrir l’un à l’autre
Pour les fermer l’un dans l’autre
le poisson dans l’eau
et l’eau dans la pierre
Ce qui est donné
C’est la promesse d’une vie
jamais remémorée
Sauras-tu la reprendre entière
Sans en altérer l’élan
Sans l’émietter ?
Il fait bon sur une margelle
S’asseoir quand arrive le soir
La pierre est tiède encore et fraîche
L’ombre – avant de puiser l’eau
Il fait bon sur une margelle
Aux tièdes mousses s’attarder
Uni à la fraîcheur de l’ombre
Contempler le dernier rayon
Du couchant qui tisse en images
- avec les aiguilles des pins
Sa brève légende dorée
Vers le soir
Abandonne-toi
à ton double destin :
Habiter le cœur du paysage
Et faire signe
aux filantes étoiles
Nuit ici
Aube ici
Ombre du bois
Fendant la pierre
incandescente
Désir
D’atteinte
Hors
Double chant,
Editions Encre Marine,2000
Du même auteur :
Un jour, les pierres (I) (15/052014)
« L'infini n'est autre… » (15/05/2015)
Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)
« Demeure ici… » (15/05/2017)
L’arbre en nous a parlé (I) (05/05/2019)
L’arbre en nous a parlé (II) (05/05/2020)
L’arbre en nous a parlé (III) (05/05/2021)
Cantos toscans (I) (05/05/2022)
Cinq quatrains (05/05/2023)
Neuf nocturnes (05/05/2024)