Blaise Cendrars (1887 – 1961) : Au coeur du monde (Fragments)
Au cœur du monde
(fragments)
Ce ciel de Paris est plus pur qu’un ciel d’hiver lucide de froid.
Jamais je ne vis de nuits plus sidérales et plus touffues que ce printemps
Où les arbres des boulevards sont comme les ombres du ciel,
Frondaisons dans les rivières mêlées aux oreilles d’éléphant,
Feuilles de platanes, lourds marronniers.
Un nénuphar sur la Seine, c’est la lune au fil de l’eau
La Voie Lactée dans le ciel se pâme sur Paris et l’étreint
Folle et nue et renversée, sa bouche suce Notre-Dame.
La Grande Ourse et la Petite Ourse grognent autour de Saint-Merry.
Ma main coupée brille au ciel dans la constellation d’Orion.
Dans cette lumière froide et crue, tremblotante, plus qu’irréelle,
Paris est comme l’image refroidie d’une plante
Qui réapparaît dans sa cendre. Triste simulacre.
Tirées au cordeau et sans âge, les maisons et les rues ne sont
Que pierre et fer en tas dans un désert invraisemblable.
Babylone et la Thébaïde ne sont pas plus mortes, cette nuit, que la ville morte
de Paris
Bleue et verte, encre et goudron, ses arêtes blanchies aux étoiles.
Pas un bruit. Pas un passant. C’est le lourd silence de guerre.
Mon œil va des pissotières à l’œil violet des réverbères.
C’est le seul espace éclairé où traîner mon inquiétude.
C’est ainsi que tous les soirs je traverse tout Paris à pied
Des Batignolles au Quartier Latin comme je traverserais les Andes
Sous les feux de nouvelles étoiles, plus grandes et plus consternantes,
La Croix du Sud plus prodigieuse à chaque pas que l’on fait vers elle
émergeant de l’ancien monde
Sur son nouveau continent.
Je suis l’homme qui n’a plus de passé. —Seul mon moignon me fait mal. —
J’ai loué une chambre d’hôtel pour être bien seul avec moi-même.
J’ai un panier d’osier tout neuf qui s’emplit de mes manuscrits.
Je n’ai ni livres ni tableau, aucun bibelot esthétique.
Un journal traîne sur ma table.
Je travaille dans ma chambre nue, derrière une glace dépolie,
Pieds nus sur du carrelage rouge, et jouant avec des ballons et une petite
trompette d’enfant :
Je travaille à la FIN DU MONDE.
HÔTEL NOTRE-DAME
Je suis revenu au Quartier
Comme au temps de ma jeunesse
Je crois que c'est peine perdue
Car rien en moi ne revit plus
De mes rêves de mes désespoirs
De ce que j'ai fait à dix-huit ans
On démolit des pâtés de maisons
On a changé le nom des rues
Saint-Séverin est mis à nu
La place Maubert est plus grande
Et la rue Saint-Jacques s'élargit
Je trouve cela beaucoup plus beau
Neuf et plus antique à la fois
C'est ainsi que m'étant fait sauter
La barbe et les cheveux tout court
Je porte un visage d'aujourd'hui
Et le crâne de mon grand-père
C'est pourquoi je ne regrette rien
Et j'appelle les démolisseurs
Foutez mon enfance par terre
Ma famille et mes habitudes
Mettez une gare à la place
Ou laissez un terrain vague
Qui dégage mon origine
Je ne suis pas le fils de mon père
Et je n'aime que mon bisaïeul
Je me suis fait un nom nouveau
Visible comme une affiche bleue
Et rouge montée sur un échafaudage
Derrière quoi on édifie
Des nouveautés des lendemains
Soudain les sirènes mugissent et je cours à ma fenêtre.
Déjà le canon tonne du côté d'Aubervilliers.
Le ciel s'étoile d'avions allemands, d'obus, de croix, de fusées,
De cris, de sifflets, de mélisme qui fusent et gémissent sous les ponts.
La Seine est plus noire que gouffre avec les lourds chalands qui sont
Longs comme les cercueils des grands rois mérovingiens
Chamarrés d'étoiles qui se noient — au fond de l'eau — au fond de l'eau.
Je souffle ma lampe derrière moi et j'allume un gros cigare.
Les gens qui se sauvent dans la rue, tonitruants, mal réveillés,
Vont se réfugier dans les caves de la Préfectance qui sentent la poudre et le
salpêtre.
L'auto violette du préfet croise l'auto rouge des pompiers,
Féeriques et souples, fauves et câlines, tigresses comme des étoiles filantes.
Les sirènes miaulent et se taisent. Le chahut bat son plein. Là-haut. C'est fou.
Abois. Craquements et lourd silence. Puis chute aiguë et sourde véhémence des
torpilles.
Dégringolade de millions de tonnes. Éclairs. Feu. Fumée. Flamme.
Accordéon des 75. Quintes. Cris. Chute. Stridences. Toux. Et tassement des
effondrements.
Le ciel est tout mouvementé de clignements d'yeux imperceptibles
Prunelles, feux multicolores, que coupent, que divisent, que raniment les
hélices mélodieuses.
Un projecteur éclaire soudain l'affiche du bébé Cadum
Puis saute au ciel et y fait un trou laiteux comme un biberon.
Je prends mon chapeau et descends à mon tour dans les rues noires.
Voici les vieilles maisons ventrues qui s'accotent comme des vieillards.
Les cheminées et les girouettes indiquent toutes le ciel du doigt.
Je remonte la rue c fvSaint-Jacques, les épaules enfoncées dans mes poches.
Voici la Sorbonne et sa tour, l'église, le lycée Louis- le -Grand.
Un peu plus haut je demande du feu à un boulanger au travail.
J'allume un nouveau cigare et nous nous regardons en souriant.
Il a un beau tatouage, un nom, une rose et un cœur poignardé.
Ce nom je le connais bien : c'est celui de ma mère.
Je sors dans la rue en courant. Me voici devant la maison.
Cœur poignardé — premier point de chute —
Et plus beau que ton torse nu, beau boulanger —
La maison où je suis né.
LE VENTRE DE MA MERE
C'est mon premier domicile
Il était tout arrondi
Bien souvent je m'imagine
Ce que je pouvais bien être...
Les pieds sur ton cœur maman
Les genoux tout contre ton foie
Les mains crispées au canal
Qui aboutissait à ton ventre
Le dos tordu en spirale
Les oreilles pleines les yeux vides
Tout recroquevillé tendu
La tête presque hors de ton corps
Mon crâne à ton orifice
Je jouis de ta santé
De la chaleur de ton sang
Des étreintes de papa
Bien souvent un feu hybride
Électrisait mes ténèbres
Un choc au crâne me détendait
Et je ruais sur ton cœur
Le grand muscle de ton vagin
Se resserrait alors durement
Je me laissais douloureusement faire
Et tu m'inondais de ton sang
Mon front est encore bosselé
De ces bourrades de mon père
Pourquoi faut-il se laisser faire
Ainsi à moitié étranglé?
Si j'avais pu ouvrir la bouche
Je t'aurais mordu
Si j'avais pu déjà parler
J'aurais dit :
Merde, je ne veux pas vivre!
Je suis debout sur le trottoir d'en face et contemple longuement la maison.
C'est la maison où fut écrit le Roman de la Rose.
216 de la rue Saint-Jacques, Hôtel des Étrangers.
Au 218 est l'enseigne d'une sage-femme de 1ère classe.
Comme elle était au complet elle envoya ma mère coucher et accoucher à
l'hôtel d'à côté.
Cinq jours après je prenais le paquebot à Brindisi. Ma mère allant rejoindre mon
père en Egypte.
(Le paquebot, packet-boat, le paquet, le courrier, la malle; on dit encore la
malle des Indes et l'on appelle toujours long-courrier le trois-mâts qui fait
croisière pour le cap Horn.)
Suis-je pélagien comme ma nounou égyptienne ou suisse comme mon père
Ou italien, français, écossais, flamand comme mon grand-père ou je ne sais
plus quel grand aïeul constructeur d'orgues en Rhénanie et en Bourgogne, ou
cet autre
Le meilleur biographe de Rubens?
Et il y en a encore eu un qui chantait au Chat-Noir, m'a dit Erik Satie.
Pourtant je suis le premier de mon nom puisque c'est moi qui l'ai inventé de
toutes pièces.
J'ai du sang de Lavater dans les veines et du sang d'Euler,
Ce fameux mathématicien appelé à la cour de Russie par Catherine II et qui,
devenu aveugle à quatre-vingt-six ans, dicta à son petit-fils Hans, âgé de douze ans,
Un traité d'algèbre qui se ht comme un roman
Afin de se prouver que s'il avait perdu la vue, il n'avait pas perdu sa lucidité
Mentale ni sa logique.
Je suis sur le trottoir d'en face et je regarde l'étroite et haute maison d'en face
Qui se mire au fond de moi-même comme dans du sang. Les cheminées fument.
II fait noir. Jamais je ne vis de nuit plus sidérale. Les bombes éclatent. Les
éclats pleuvent.
La chaussée éventrée met à jour ce cimetière étrusque établi sur le cimetière
des mammouths mis à jour
Dans ce chantier où s'édifie 1' Institut Océanographique du prince de Monaco
Contre la palissade duquel je recule et je chancelle et me colle
Affiche neuve sur les vieilles affiches lacérées.
O rue Saint-Jacques ! vieille fente de ce Paris qui a la forme d'un vagin et dont
j'aurais voulu tourner la vie au cinéma, montrer à l'écran la formation, le
groupement, le rayonnement autour de son noyau,
Notre-Dame,
Vieille fente en profondeur, long cheminement
De la porte des Flandres à Montrouge,
O rue Saint-Jacques ! Oui, je chancelle, mais je ne suis pas frappé à mort, ni
même touché.
Si je chancelle, c'est que cette maison m'épouvante et j'entre
— Deuxième point de chute — dans cet Hôtel desÉtrangers, où souvent
déjà j'ai loué une chambre à la journée
Ou pour la nuit, maman,
Avec une femme de couleur, avec une fille peinte, du d'Harcourt ou du Boul'Mich'
Et où je suis resté un mois avec cette jeune fille américaine qui devait rentrer
dans sa famille à New York
Et qui laissait partir tous les bateaux
Car elle était nue dans ma chambre et dansait devant le feu qui brûlait
Dans ma cheminée et que nous nous amusions à faire l'amour chaque fois que la
fleuriste du coin nous apportait une corbeille de violettes de Parme
Et que nous lisions ensemble, en allant jusqu'au bout, la Physique de l'Amour
ou le Latin Mystique de Remy de Gourmont.
Mais cette nuit, maman, j'entre seul.
HÔTEL DES ETRANGERS
Quel est Amour le nom de mon amour ?
On entre On trouve un lavabo une épingle
A cheveux oubliée au coin
Ou sur le marbre
De la cheminée ou tombée
Dans une raie du parquet
Derrière la commode
Mais son nom Amour quel est le nom de mon amour
Dans la glace ?
....................................................................................
Paris, 1917
Poésies complètes
Les Editions Denoël, 1944
Du même auteur :
Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (11/05/2014)
Les Pâques à New –York (04/05/2015)
Portrait / Atelier (04/05/2016)
Le Panama ou les aventures de mes sept oncles (04/05/2017)
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