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Le bar à poèmes
27 février 2018

Pierre Gabriel (1926 – 1994) : La nuit venue

auteur_286_1_

 

La nuit venue

 

Et cette nuit soudain venue

Nous envahir le cœur,

Nous sceller les paupières,

Il faudra bien l’exorciser d’un mot

Si nul silence n’y parvient,

Nous l’extirper de la chair et des os

Avant que son venin

N’ait mordu jusqu’à l’âme

Et glacé sur nos lèvres

Un semblant de réponse.

 

 

Tu n’atteindras de toi

Que ce halo qui te ressemble,

La trace - rien de plus –

D’une lueur trop brève

Engloutie par la nuit.

Car tu es, non le feu,

Mais l’ombre de toi qu’il projette

En démesuré sur le ciel,

Non sa flamme trop vraie,

Mais son éclair déjà perdu

Au sein d’une autre vérité.

 

 

Le ciel est neuf, la terre

Sans mémoire. Ton premier pas

S’inscrit sur la poussière vierge

A l’instant même où le sol te manquait.

Pourtant rien n’est gagné,

Une bouffée de vent

Peut encore effacer la cendre

Ou raviver le feu.

Ce qui reste à sauver

Te brûlera les yeux.

 

 

Ce long passage à travers soi,

Cette marche frayée sans fin

Parmi les ombres, les remords,

Tous ces abîmes côtoyés,

Ces horizons jamais perdus,

Tant de visages désappris,

Regards retournés à la nuit,

Et la main cherche encore à tâtons

La chaleur de la main qui n’est plus,

Alors que chaque instant

Nous dépouille un peu plus de nous-mêmes,

Et que le temps nous presse

Dans le fracas des flammes et des cris

Vers le seuil invisible

Où toute vie se tait,

Où la mort fait silence.

 

 

Rester vivants quand tout

Nous condamnait à vivre

Et à mourir dans la même seconde,

A demeurer debout

Alors qu’autour de nous croulait

Un monde en charge de nos rêves,

Faire échec au silence, à la nuit,

Garder espoir quand tout espoir est vain,

C’était notre pari, et d’avance

Perdu – que nous tiendrons pourtant,

Ne doutant pas qu’au bout du compte

Notre folie nous donnera raison.

 

 

A l’heure où s’éloignent les voix

Qui nous tenaient lieu de silence, où la mémoire

Se glisse hors de nous comme une ombre,

Nous n’aurions besoin que d’un signe

- Parmi tant de leurres trop vrais –

Pour basculer sans nous en rendre compte

De l’autre côté de la nuit.

Il suffirait d’un rien, d’une lampe

Oubliée au fond de notre enfance

Et qui brûle toujours, d’un pas cherchant

Sa route à l’orée du matin, d’un seul mot

Nous déliant du vœu de vivre.

 

                                                          Alors

Tout serait dit sans doute, et nul

Ne pourrait rien pour nous, absents déjà

De cette chair si prompte à nous trahir.

 

Et nul sur nous n’aurait pouvoir

De retenir, ne fût-ce qu’un instant,

Le cri de joie d’une âme qui va choir

En son abîme de lumière.

 

 

Et si la voix avait raison,

Qui nous parle par notre voix,

De taire nos plus noirs secrets,

 

Et le jour, s’il savait d’instinct

Nous effacer de sa lumière

Alors que nous brûlons de peur

Dans nos oripeaux de ténèbres,

 

Et si notre sang ne battait

Que pour mieux nous donner le change,

Et dans nos yeux ne se levait plus

Que l’ombre des désirs perdus,

 

Ne serions-nous vivants

Que pour nous-mêmes ?

 

 

C’était là, juste au bout du verger,

Un arbre s’ébrouant soudain,

Un pas furtif, un vol

Feutré qui prenait peur, et rien

Ne bougeait plus

Qu’une feuille égouttant sa rosée,

Une présence, là, qui me guettait

Toute proche, à l’orée de la brume,

Son souffle retenu, et cette attente

Que rien ne comblerait jamais.

 

 

Soudain chaque mot nous déserte,

La voix se heurte aux parois d’ombre

Et nul écho n’habite plus

Notre terre de tous les jours,

La vie se dessèche à nos lèvres,

La mort même n’a plus de nom,

Un autre silence nous parle

Sous les paroles qui nous fuient

Et nous ne savons pas l’entendre

Encore, et nous butons contre la nuit,

La solitude au poing comme lanterne aveugle.

 

 

Il n’est que temps. Demain déjà

Pourrit dans la mémoire des vivants.

Un monde en agonie exhale ses ténèbres,

Il nous souffle à la face une haleine de mort.

Demain se tait, son silence nous gagne,

La terre dépérit sous le sel des moissons.

Nos lèvres ont perdu le goût

D’enfance des syllabes, nos voix

Sous la neige, des mots

Ne nous parviennent plus.

Il n’est que temps, vois, la dernière flamme

Vacille et va s’éteindre.

Ah ! tout ce qui nous reste à dire,

A voir, à vivre et à aimer, quoi, tout cela

Qui nous brûlait le cœur d’espoir et d’impatience,

Une pincée de cendres seulement ?

Une seconde encore, et tout serait changé peut-être,

S’il suffisait de croire à l’impossible,

Au miracle d’une parole

Sur notre âme en péril de froid.

 

 

Rien qu’à l’éclat d’un mot

Glissant sur le silence

Un chemin s’ouvre dans ton sang.

 

Un souffle, à peine. Une autre vie

Bouge et respire sous la tienne.

 

Rien d’autre, entre deux nuits,

Qu’un peu de jour qui filtre,

Et sa route soudain s’éclaire

D’une blessure de lumière.

 

 

Cette lueur en toi qui point

Et qui t’arrache à ton néant,

Elle t’atteint du fond des temps –

Ressac à peine perceptible

Qui bat et se brise dans l’ombre,

Mais te soulève à chaque fois

Encore un peu plus haut.

 

Sa rumeur grandit avec toi,

Ele t’emplit de ta voix même,

Echo de l’invisible écho

Qui va brûler ton sang

De sa parole intarissable.

 

 

Au bout de cette nuit

Nous saisirons entre nos doigts

La première lueur qui naîtra

D’un regard, d’un silence.

Mais saurons-nous la préserver.

Cette lumière toute neuve,

Plus fragile que flammèche au vent,

Afin que sa beauté mûrisse en nous

Et nous éclaire jusqu’au bout

De cette autre nuit qui guettait,

Plus noire encore, et meurtrière,

Au sein de l’indicible nuit ?

 

In, « L’atelier imaginaire. Poésie »

Editions l’Age d’Homme », Lausanne (Suisse), 1990

Commentaires
A
Grand poete trop méconnu ! Vraiment
Répondre
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