Pierre Gabriel (1926 – 1994) : La nuit venue
La nuit venue
Et cette nuit soudain venue
Nous envahir le cœur,
Nous sceller les paupières,
Il faudra bien l’exorciser d’un mot
Si nul silence n’y parvient,
Nous l’extirper de la chair et des os
Avant que son venin
N’ait mordu jusqu’à l’âme
Et glacé sur nos lèvres
Un semblant de réponse.
Tu n’atteindras de toi
Que ce halo qui te ressemble,
La trace - rien de plus –
D’une lueur trop brève
Engloutie par la nuit.
Car tu es, non le feu,
Mais l’ombre de toi qu’il projette
En démesuré sur le ciel,
Non sa flamme trop vraie,
Mais son éclair déjà perdu
Au sein d’une autre vérité.
Le ciel est neuf, la terre
Sans mémoire. Ton premier pas
S’inscrit sur la poussière vierge
A l’instant même où le sol te manquait.
Pourtant rien n’est gagné,
Une bouffée de vent
Peut encore effacer la cendre
Ou raviver le feu.
Ce qui reste à sauver
Te brûlera les yeux.
Ce long passage à travers soi,
Cette marche frayée sans fin
Parmi les ombres, les remords,
Tous ces abîmes côtoyés,
Ces horizons jamais perdus,
Tant de visages désappris,
Regards retournés à la nuit,
Et la main cherche encore à tâtons
La chaleur de la main qui n’est plus,
Alors que chaque instant
Nous dépouille un peu plus de nous-mêmes,
Et que le temps nous presse
Dans le fracas des flammes et des cris
Vers le seuil invisible
Où toute vie se tait,
Où la mort fait silence.
Rester vivants quand tout
Nous condamnait à vivre
Et à mourir dans la même seconde,
A demeurer debout
Alors qu’autour de nous croulait
Un monde en charge de nos rêves,
Faire échec au silence, à la nuit,
Garder espoir quand tout espoir est vain,
C’était notre pari, et d’avance
Perdu – que nous tiendrons pourtant,
Ne doutant pas qu’au bout du compte
Notre folie nous donnera raison.
A l’heure où s’éloignent les voix
Qui nous tenaient lieu de silence, où la mémoire
Se glisse hors de nous comme une ombre,
Nous n’aurions besoin que d’un signe
- Parmi tant de leurres trop vrais –
Pour basculer sans nous en rendre compte
De l’autre côté de la nuit.
Il suffirait d’un rien, d’une lampe
Oubliée au fond de notre enfance
Et qui brûle toujours, d’un pas cherchant
Sa route à l’orée du matin, d’un seul mot
Nous déliant du vœu de vivre.
Alors
Tout serait dit sans doute, et nul
Ne pourrait rien pour nous, absents déjà
De cette chair si prompte à nous trahir.
Et nul sur nous n’aurait pouvoir
De retenir, ne fût-ce qu’un instant,
Le cri de joie d’une âme qui va choir
En son abîme de lumière.
Et si la voix avait raison,
Qui nous parle par notre voix,
De taire nos plus noirs secrets,
Et le jour, s’il savait d’instinct
Nous effacer de sa lumière
Alors que nous brûlons de peur
Dans nos oripeaux de ténèbres,
Et si notre sang ne battait
Que pour mieux nous donner le change,
Et dans nos yeux ne se levait plus
Que l’ombre des désirs perdus,
Ne serions-nous vivants
Que pour nous-mêmes ?
C’était là, juste au bout du verger,
Un arbre s’ébrouant soudain,
Un pas furtif, un vol
Feutré qui prenait peur, et rien
Ne bougeait plus
Qu’une feuille égouttant sa rosée,
Une présence, là, qui me guettait
Toute proche, à l’orée de la brume,
Son souffle retenu, et cette attente
Que rien ne comblerait jamais.
Soudain chaque mot nous déserte,
La voix se heurte aux parois d’ombre
Et nul écho n’habite plus
Notre terre de tous les jours,
La vie se dessèche à nos lèvres,
La mort même n’a plus de nom,
Un autre silence nous parle
Sous les paroles qui nous fuient
Et nous ne savons pas l’entendre
Encore, et nous butons contre la nuit,
La solitude au poing comme lanterne aveugle.
Il n’est que temps. Demain déjà
Pourrit dans la mémoire des vivants.
Un monde en agonie exhale ses ténèbres,
Il nous souffle à la face une haleine de mort.
Demain se tait, son silence nous gagne,
La terre dépérit sous le sel des moissons.
Nos lèvres ont perdu le goût
D’enfance des syllabes, nos voix
Sous la neige, des mots
Ne nous parviennent plus.
Il n’est que temps, vois, la dernière flamme
Vacille et va s’éteindre.
Ah ! tout ce qui nous reste à dire,
A voir, à vivre et à aimer, quoi, tout cela
Qui nous brûlait le cœur d’espoir et d’impatience,
Une pincée de cendres seulement ?
Une seconde encore, et tout serait changé peut-être,
S’il suffisait de croire à l’impossible,
Au miracle d’une parole
Sur notre âme en péril de froid.
Rien qu’à l’éclat d’un mot
Glissant sur le silence
Un chemin s’ouvre dans ton sang.
Un souffle, à peine. Une autre vie
Bouge et respire sous la tienne.
Rien d’autre, entre deux nuits,
Qu’un peu de jour qui filtre,
Et sa route soudain s’éclaire
D’une blessure de lumière.
Cette lueur en toi qui point
Et qui t’arrache à ton néant,
Elle t’atteint du fond des temps –
Ressac à peine perceptible
Qui bat et se brise dans l’ombre,
Mais te soulève à chaque fois
Encore un peu plus haut.
Sa rumeur grandit avec toi,
Ele t’emplit de ta voix même,
Echo de l’invisible écho
Qui va brûler ton sang
De sa parole intarissable.
Au bout de cette nuit
Nous saisirons entre nos doigts
La première lueur qui naîtra
D’un regard, d’un silence.
Mais saurons-nous la préserver.
Cette lumière toute neuve,
Plus fragile que flammèche au vent,
Afin que sa beauté mûrisse en nous
Et nous éclaire jusqu’au bout
De cette autre nuit qui guettait,
Plus noire encore, et meurtrière,
Au sein de l’indicible nuit ?
In, « L’atelier imaginaire. Poésie »
Editions l’Age d’Homme », Lausanne (Suisse), 1990