Jean Toomer (1894 – 1967) : Chant de la moisson / Harvest song
Chant de la moisson
Je suis un moissonneur dont les muscles se reposent
au coucher du soleil. Toutes mes avoines sont
coupées. Mais je suis trop glacé et trop fatigué
pour les lier, et j’ai faim.
Je craque un grain entre mes dents. Je ne le goûte pas.
J’ai été dans les champs toute la journée. Ma gorge est sèche.
J’ai faim.
Mes yeux sont collés avec la poussière des champs d’avoine au
temps de la récolte.
Je suis un homme aveugle qui regarde fixement
les collines, en cherchant les champs voisins
hérissés de meules.
Ca serait bon de les voir… courbes, fendus, des
manches de faucille avec leurs cercles de fer.
Ca serait bon de les voir, collés de
poussière et aveugles. J’ai faim.
(Le crépuscule est une gaine étrangement
crainte dans laquelle leurs larmes sont étourdies)
Ma gorge est sèche. Et devrais-je appeler, un grain
craque comme les avoines…ého –
J’ai peur de les appeler. Quoi, s’ils m’écoutaient,
et m’offraient leurs grains, leurs avoines,
ou leur froment ou leur blé ? J’ai été dans
les champs toute la journée. Je crains de ne
pouvoir le goûter. Je crains de connaître ma faim.
Mes oreilles sont collées de la poussière des champs
d’avoine au temps de la récolte.
Je suis un homme sourd qui s’efforce d’entendre
les appels des autres moissonneurs dont les
gorges sont aussi sèches.
Ce serait bon d’entendre leurs chansons…
moissonneurs de la canne aux tiges douces,
coupeurs de maïs… quoique leurs gorges
craquent, que l’étrangeté de leurs voix
m’assourdisse.
J’ai faim… Ma gorge est sèche… Maintenant que
le soleil est couché et que je suis glacé, j’ai
peur de les appeler. (Eho, mes frères).
Je suis un moissonneur. (Eho) Toutes mes
avoines sont coupées. Mais je suis trop fatigué
pour les lier. Et j’ai faim. Je craque
le grain. Il n’a pas de goût. Ma
gorge est sèche…
O mes frères, je bats mes paumes, encore délicates,
contre le chaume des ma moissons. (Vous
aussi battez vos paumes délicates). Ma
douleur est douce. Plus douce que les
avoines ou le froment ou le maïs. Elle
ne m’apportera pas la connaissance de ma faim.
Traduit de l’anglais par Eugène Jolas
Anthologie de la nouvelle poésie américaine
Librairie Kra éditeur, 1928
Harvest song
I am a reaper whose muscles set at sundown.
All my oats are cradled.
But I am too chilled, and too fatigued to bind them.
And I hunger.
I crack a grain between my teeth. I do not taste it.
I have been in the fields all day. My throat is dry.
I hunger.
My eyes are caked with dust of oatfields at harvest-time.
I am a blind man who stares across the hills,
seeking stack'd fields of other harvesters.
It would be good to see them . . crook'd, split,
and iron-ring'd handles of the scythes.
It would be good to see them, dust-caked and blind. I hunger.
(Dusk is a strange fear'd sheath their blades are dull'd in.)
My throat is dry. And should I call, a cracked grain like the oats...eoho--
I fear to call. What should they hear me, and offer me their grain, oats,
or wheat, or corn? I have been in the fields all day. I fear I could not taste it.
I fear knowledge of my hunger.
My ears are caked with dust of oatfields at harvest-time.
I am a deaf man who strains to hear the calls of other harvesters
whose throats are also dry.
It would be good to hear their songs . . reapers of the sweet-stalk'd cane,
cutters of the corn...even though their throats cracked
and the strangeness of their voices deafened me.
I hunger. My throat is dry.
Now that the sun has set and I am chilled, I fear to call.
(Eoho, my brothers!)
I am a reaper. (Eoho!) All my oats are cradled.
But I am too fatigued to bind them. And I hunger.
I crack a grain. It has no taste to it.
My throat is dry...
O my brothers, I beat my palms, still soft,
against the stubble of my harvesting.
(You beat your soft palms, too.) My pain is sweet.
Sweeter than the oats or wheat or corn.
It will not bring me knowledge of my hunger. *
Cane,
Boni & Liveright, New-York, 1923
Poème précédent en anglais :
John Ashbery : La seule chose susceptible de sauver l’Amérique / The one thing that can save America (24/11/2016)
Poème suivant en anglais :
Walt Whitman: Chanson de moi-même / Song of myself (28/0172017)