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Le bar à poèmes
16 juin 2016

Evgueni Alexandrovitch Evtouchenko / Евге́ний Алекса́ндрович Евтуше́нко (1932 - : Baby Yar

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Baby Yar

 

Il n’est au Baby Yar sur tant et tant de tombes

Pas d’autres monuments que ce triste ravin.

J’ai peur… Quel poids ici sur mes épaules tombe !

Ô peuple juif, vraiment, j’ai ton âge soudain.

 

Je me vois en Egypte errer aux temps antiques…

Je me vois expirer cloué sur une croix ;

Désormais j’appartiens à la race hébraïque

Et ces marques de clous je les porte sur moi.

 

Me voici devenu Dreyfus, le capitaine,

Et le petit bourgeois me juge, accusateur,

Derrière les barreaux, pris au piège des haines,

Couvert par les crachats ignobles des menteurs.

 

Petites femmes, vous, aux volants de dentelles,

Glapissant vous pointez sur mon front vos ombrelles…

A Biélostok, je suis l’enfant saigné à blanc,

Et mon sang a rougi les planchers en coulant.

 

Ton âme, ô peuple russe, est internationale ;

Je hais leur imposture à ces vils houligans,

Eux qui voudraient saisir, Russie, dans leurs mains sales

Ton nom sacré, ton nom, pour en faire un slogan !...

 

Devenant Anna Franck, pure comme une tige

D’avril, sans phrases j’aime, échangeant mes regards…

C’est tout… Pas de feuillage et pas de ciel, que dis-je,

A peine est-il permis de respirer, de voir…

 

C’est peu…mais c’est beaucoup, cat voici notre étreinte

Si tendre dans la pièce en son obscurité…

On vient ! Quels sont ces pas ? Mais non, reste sans crainte,

Ce n’est que le printemps qui vient nous visiter…

 

Fais vite ! Donne-moi tes lèvres, ton visage,

On enfonce la porte… ô non, c’est le dégel…

A Baby Yar j’entends ce soir l’herbe sauvage,

Je vois les arbres tels des juges solennels.

 

Tout crie et crie ici dans le poignant silence

Et je me sens blanchir dans ce morne décor,

En devenant moi-même un cri muet, immense,

Un cri sur des milliers et des milliers de morts.

 

Je suis chaque vieillard qui tomba sous les balles,

Et je suis chaque enfant fusillé dans ces lieux…

Qu’un jour au grondement de l’Internationale

L’ultime antisémite aille chez ses aïeux !...

 

Je n’ai pas de sang juif, que je sache, en mes veines,

Mais que je sois haï comme si j’étais juif,

Par chaque antisémite en sa démente haine ;

Tel est mon vœu de Russe, et russe est son motif…

 

Traduit du russe par Katia Granoff

In, « Anthologie de la poésie russe »

Editions Gallimard (Poésie), 1993,

Du même auteur : « Non, je n’ai pas besoin d’une chose à moitié… »  / « Нет, мне ни в чем не надо половины… »  (24/03/2015)

 

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