Edouard Glissant (1928 – 2011) : Le premier jour
Le premier jour
Le conteur mesure sa parole dans l’éclat démesurée. Il va, par solitude
même, chanter la terre, ceux qui la souffrent. Il n’offre la parole à tels qui
s’en enchantent, s’y exaltent ; mais aux corps brûlés pat le temps : halliers,
peuples contraints, villages nus, multitude du rivage.
Quand, ce sage marin, mesuré diseur, son chant l’achève, le recommence.
Il vient, enfant, dans le premier matin. Il voit l’écume originelle, la première
suée de sel. L’Histoire qui attend.
I
La boue des mornes descend rougir les coutelas. Présence, ô flots !
Un homme en son discours régit les brumes des flambeaux, il voit
L'image qu'ont levée sa poitrine, ses mots. Il noue la nuit parmi les
cannes et les eaux. Il dit l'argile sur le corps, et puis ce mot.
Il crie.
Je fus en ce pleurer, où j'écoutais la nuit.
II
Temps anciens. Temps nubiles. Trouées d'espaces. Mâts !
Le premier sel gardé au creux d'une main laisse
Ô lumière, matin qui te redresses sur ton âge.
Un veneur crie dans son étonnement, il part
Avec ce goût de rêve et d'amertume sur la peau,
L'aube vacille, ah il est beau de redescendre
Par la mer de silence et cette aisance où vous brillez,
Aubes ! Pour moi,
Je ne regrette rien. Le temps est là.
D'autres étoiles vont chanter
Dans la noirceur vorace de ce lé.
III
Les hommes descendront la rue de boue, ils entreront, ils commettront
leurs corps à l'oeuvre lente tellement. Le vent d'après-midi couvre les toits,
les femmes lèvent à leurs yeux un pur éclat, les chiens progressent vers la
mer (où sont les clairs festins de fumiers et de pouilles.)
Voyez, la mer m'a déporté vers la journée fertile, ô de si loin encore je
progresse avec les flots vers cette absence et cette face.
Et si vous retenez de ma parole seulement ce goût de terres emmêlées,
je n'ai perdu mon temps ni en vain consumé la paille de ce coeur.
IV
L’officiant récite sa science aux arbres clairs.
Et on lui dit : cette parole qui vous tient n’est pas de vous, bêchez
vos mots. - Il dit :
Je n’ai de phrase qu’en ce fleuve sans rivage, où les boues montent.
Elles montent, les boues nous couvrent. Qui nous parle de bêcher ?
Au flot épais j’ai entendu cette parole. J’étais la pousse loin des ors,
j’étais pollen et vent. La mer cueillait l’argile et toute l’île chavirait.
L’officiant récite son savoir, et le terre vire en effet, et les feuilles se
voient d’en bas dans leur sombre verdeur.
V
Dénoue ton âme, lève-toi, et considère ce pays. La mort
Enclose nous sépare, et tes yeux ont scellé le deuil.
Nous n‘entrerons qu’en ton regard, mais il est clos. Pour nous,
Seul ton visage aura de part aux noces. Ton visage seulement.
Qui es-tu ? L’horizon à peine te contient. La plaine
Que tu vois dénouée dans cette aube ô très pure
Nous crie la mort avec les boues qui la sertissent
Qui sommes-nous, dans cette glaise où le sang court ?
Le chant d’épure, tu défailles. Ta mémoire seulement grandit.
VI
Dénoue ton âme, terre, amarrée à ton cri.
Proche, éternelle, vois. Je vois l’hiver grandir ici
Et ton cœur au plus haut de ton mitan. Le vieil éclat
Mûrit. Le vieil amour s’apaise.
Ouvre-nous le secours de tes chemins agonisants.
Tu fus sel dans la neige et la neige n’était que nuit.
VII
Royaume au cri de marbre, de brasiers.
Silos, qui me tenaient au long des nuits. – J’ai vu la nuit.
Faites-vous clair et ras, que l’homme en nage sur la canne d’une
main puisse vous faire un lieu de rage, d’amitié.
Il a taillé déjà six-vingt amarres pour l’amarreuse. – Ô je réponds :
Donnez
Que je sois trouble autant que cette nuit d’avant le temps
Ce qui est trouble nous convient, manieurs fous, débrouilleurs
De mondes, de chaos, d’épées nouées dans le ciel nu. – Et je réponds :
Hiver qui me prenez sur votre nue, j’ai vu
Si rare cette ardeur et si profond, ce flot.
VIII
D’obscurs desseins naquirent dans les branches.
Ce furent des oiseaux, des ailes et des bruits ne commençant qu’à
peine
Une rumeur, mais le rivage bruissait, la nue
Ouverte se livrait aux émois. Ce fut l’aube.
Et l’épée. Le sillage. Un clair village déhalant
Ses toits et ses paillages vers le ciel.
Je n’ai de cri qu’en cette trace où fut le sel.
IX
Plus outre s’évertue à chaque aube ce mot
Vers des halliers, des treilles et des sables. Vers la mer.
Doux beau peuple, et tenace et calme tellement,
J’entends les peuples, la splendeur, j’entends.
Nommez-les. Criez-les. Le temps est là. L’été
Sur la neige a grandi comme une absence noire.
Le jour, de ce discours enfin, s’est embrasé.
X
Profondeurs ô marées,
Oiseaux, mourant à nos côtés, avec ce bruit d’antan
Villages, fleuves las, et tant de fruits et tant d’épées.
Vous devenez miroir de cette face, gloire de mer, comme une
averse crue entre la vie et nous
Et le vent désolé sans sa folie ô vent.
Vous devenez visage où le miroir s’éteint et vous
Plus ardents que nos voix dans cette allée du temps
Devenez voix de ce veneur qui vous entend.
XI
Et vous voici sel du royaume de mes mains. Je suis comme un,
Stupéfait, qui enfonce dans la mer, voyant périr
Autour de la nuit et les rivages, le discours
Des flambeaux, telle fleur, et qui se tait, le flot.
Et qui renaît dans le premier matin. Il sait
L’étincelante nuit, les brasiers, le seul fruit.
XII
Comme un parmi les arbres clairs, sur le hauban, qui naît.
C’est la dernière nuit, demain la pierre sur la pierre
S’élira. Et comme un qui sculpte un os de souffre bleu,
Il chantait l’âpre nuit ouverte au sel et une femme
Plus triste qu’au brasier le corps nubile du soleil
Quand le feu du soleil, en soi-même mourant, s’altère
Parmi le jour et son embrasement.
Le sel noir,
Editions du Seuil, 1960
Du même auteur :
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L’œil dérobé (01/09/2016)
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