Adonis (1930 - ) / أدونيس : Corps, 4
4. L’amour où l’amour s’exile
Entre, femme
ma chair jubile vers toi
vers ton pillage
j’abonde en toi
j’y ancre mes émois.
Entre, nous rencontrer / nous quitter
effacer / découvrir nos visages
mêler la blessure au pain
pour maintenir un sous-sol à nos paroles
pour sauvegarder le courage du refus
pour écrire une histoire qui soit autre
pour voir une femme / un lac
un fleuve / la statue de l’amant
et que nos deux corps, légers comme des rêves
s’élèvent ensemble dans l’espace sidéral.
En nudité
la planète abandonne son site et dévalent nos degrés
des choses monte un murmure
où nous nous baignons
les instants abritent des fauves dont nous tirons plaisance
nous nous faisons citadins / rustiques
dispersés / organisés
affinitaires / différents.
Les choses n’ont plus de nom
mais la membrure des oryx
des faces désirables d’amants.
Et voici l’étendue :
pareille à une fourrure blanche.
Nos coussins sertissent le buisson.
Et voici le corps-père
et le corps-mère
qui cherche son orient.
Nous cherchons
salués par la sonnerie de nos convoitises
salués par des lits aussi hauts que l’enfance
aussi sincères que le soleil.
Nous inventons une mort qui prolonge la vie
nous inventons une astuce
(de vous à moi une hypocrisie)
capable d’ébrancher le temps
rameau par rameau.
Se rencontrer / se quitter
effacer un visage / le découvrir.
Voilà dans un lit deux rêves
l’un visible, l’autre caché
deux corps qui en font quatre
une moitié pour l’absent, l’autre pour le présent.
Un essaim d’aiguille soufflette nos entrailles
le corps assailli ne nous offre refuge aucun
mais ouvre des failles béantes sur ses recels
des lignes qui nous épellent des secrets élémentaires.
Comment un corps unique peut-il produire le jasmin et le genêt ?
comment un cœur peut-il se dédoubler ?
Affinité / différence
instaurer une astuce aussi haute que l’enfance
une hypocrisie aussi sincère que le soleil
instaurer une mort qui prolonge la vie…
Et nous disons
l’amour c’est trois : un homme, un homme, une femme
un homme, une femme, une femme.
Toujours
il y eut
entre nous
une béance. Nous disions :
qu’allait la combler
l’étincelle
que nous appelons amour…
Mais le jour collait au jour, la nuit à la nuit, et la distance
entre nous demeurait.
Nous éteignîmes ce qui ne doit s’éteindre
allumâtes ce qui ne doit s’allumer
entre nous demeurait la béance…
Dans les moments d’adhérence
du sanglot au sanglot, du caillot au caillot
demeurait entre nous la béance.
Ô amour, engendrement qui s’éteint
avance-toi, viens t’asseoir sur ses genoux et les miens
saisis-toi des aiguilles et des larmes
tisses-en l’eau.
La sonnerie des convoitises nous salue
nous instaurons une mort qui prolonge la vie
instaurons une astuce à hauteur de l’enfance
une hypocrisie aussi sincère que le soleil.
Mais qui sommes-nous ?
Un pont nous conjoint que nous ne pouvons franchir
un rempart nous unit / nous sépare :
entrer en toi / sortir de moi
sortir de toi /entre en moi.
Ce que je construis me ravage
tu m’as donné l’illusion
que tu étais l’espace
et j’ajoute la confusion
à la vision.
Je me suis saisi d’une rose
j’ai descendu ton val, femme, en t’attendant
mais un fleuve nous sépare et le seul pont
entre nous c’est un autre fleuve.
Je t’entendis demander :
« Qui de nous est le cœur ? Et qui la plainte ? »
Toute mêlée aux nidations de l’épouvante
tu criais : « un globe de feu nous unit ! »
- Tout de suite éteins-toi, femme, moi je m’éteins
pour nous faire connaître le bonheur des braises
effacer / découvrir nos deux visages
soucis, miroitements, coquillages
à travers quoi nous passions
à nos moi seconds
ouvrirons notre poitrine au plus d’élévation
et que s’offre à nous le plus d’humiliation
et qu’à deux nous entrions dans la tour unitaire
dans une solitude d’oiseau agonisant
et que chacun savoure le goût de l’autre
et que la chair de l’un s’enivre de vie
jusqu’au moment où l’autre s’enivrera de mort
et que tous deux nous confessions un oui secret au moment même
de crier non
et un non secret au moment même
de crier oui.
Femme ! comment te baignes-tu le corps de sorte
à dépouiller ton eau seconde ?
Et moi comment baigner le mien de sorte à me rendre à mon eau
première ?
je suis ton interrogation
quand tu n’es pas ma réponse
je t’ai rendue savante de ma nostalgie
l’annonce que je t’en ai faite à moi te lie
A I A O I
L D N S
Pour que ton corps se meuve du mouvement du sage
et que moi je me meuve par lui
de ce qu’il y a par-dessus lui
de ce qu’il y a par-dessous lui
de ce qu’il y a devant lui
afin de t’embrasser d’un embrasement qui me délivre
de toute discontinuité d’avec toi
afin d’étudier le livre de ta pénétration profonde.
Ainsi je me rephase dans tes racines
je savoure tes existants
je les suscite dans mon imaginaire
afin que tu sois le point
et moi la ligne et le jambage
afin que tu sois qui ? et sa suite et son régime
d’où et son contenu
là où les mots me manquent
là où tout me manque sauf
l’imaginaire et le symbole
et tout cela sans te chercher…
Je ne suis pas une mer qui sois tienne
je ne suis pas le cygne que tu attendais
je n’ai que des pointes
des pointes erratiques
errantes dans une fièvre aux confins encore inexplorés
Je t’ai effacée / découverte
je jette mes ailes sur le papier
je t’appelle.
J’ai dit : la mort est un vieillard
comment pourrait-il nous rejoindre ?
J’ai dit : mon corps est un nord ; le temps est un sud
comment pourraient-ils se conjoindre ?
A toi, femme, mon étrave qui défie la caducité
à toi l’éternisation de ce qui reste
des régions de ma chair
pour toi j’ai doté mes yeux de la veille
et mon désespoir du sommeil
pour toi j’ai réconcilié le désert et la mer, l’œil et l’épine
pour toi j’exceptai le sens des cohortes des mots
et je t’appelai métaphore :
fidélité à tes noms, à qui je donne pleins pouvoirs
j’ai dit à l’alphabet : tes moindres désirs
j’y serai complaisant comme à ceux d’une femme enceinte.
Pour toi, j’ai transformé, j’ai convaincu mes années
de se faire la braise
pour toi j’ai mendié de mes erreurs une étincelle
j’ai persuadé le corps
d’honorer, lui, ses descriptions.
Je t’aspire , cellule après cellule, sans que tu m’abreuves
je t’embrasse pulsation par pulsation, sans trouver en toi de refus
ni la jalousie ne me détache de toi, ni la rancune
seul m’en détache un sentiment sans nom
de sorte que tu sois maintenant et le temps et la mort.
Comment pouvais-je te récupérer ? Tu agonises
je m’élance vers toi
j’explore tes vestiges
je tâtonne le comment de ton départ…
…et moi je n’étais
plus…
Je ne suis plus
qu’une bruine porteuse de désir
j’étais le traînard que son vêtement devance
ma mort est une échelle d’accès à mon corps,
mon corps sans assise !
où me fixer ?
Je fixais le nuage
je dis à l’écume de se faire une clé
pour les vagues :
où me fixer ?
Ni le nom ne m’est racine, ni la racine ne m’est une femme :
où me fixer ?
Le chaume se drape de roses et les paroles rompent leurs croix :
où me fixer ?
L’horizon est venu, usurpant mon propre nom
mais ni le nom n’est un creux de femme, ni le creux n’est une femme
je te reprendrais mes lèvres cette nuit
ô Terre, pleines d’envie de femme enceinte, sans l’être
afin de savoir, ô Sahara, comment tu pleus
comment tu gagnes en étendue
afin de savoir l’inéluctabilité du désespoir
et comment nous aimer sans aimer
et comment va se flétrir ce qui usurpa nos premiers noms
et s’abreuva de ce que nous croyions ne pouvoir flétrir.
Ô mémoire / oubli
de même que me poursuit la violette,
moi le bleu de la mer je poursuis
et je déchiffre ton corps
ses hôtes et ses vassaux.
Et je dis : une buée s’exhale de ma face
de mon corps sortent des fils
qui se dénouent et s’enchevêtrent
tandis que je demande à qui a vu l’étendu de cailloux
« Etends-toi, ô feu
les entrailles se dessèchent
étends-toi.
Le gel engloutit ses muscles
et le temps est tellement mouillé, mouillé
que notre souffle trace des auréoles. »
Les voies salutaires ne le sont pas pour moi
ma foulée n’est celle de personne
chaque point de mon corps se distribue en labyrinthe.
Ma côte ne vaut pas une amande
capable de m’égarer
la femme ne m’est pas Terre au point
que je m’habille d’espace.
Je révoque même en doute le triangle pour ses trois côtés
le cercle pour son centre
en doute le pain pour son sel.
Est-ce que le naturel peut sortir de son cycle ?
Alors je suis un poisson qui détesterait la mer ?
Cette musculature plus antique que les pierres
est passée par les aventures de la torpeur
pour découvrir des océans hallucinés.
Avec elle nous avons escorté le tournesol
nous sommes prélassés dans l’herbe angélique.
Les route sont césures et mouvements.
Pas de différence entre la lune et son ombre
entre la branche et l’oiseau.
J’ai vu la mer dans la verdure de la forêt
la neige comme une reine de l’eau.
Le soleil me gardait dans ma gravitation de planète
porté par les deux cornes du Chevreau
élu par le mufle du Taureau.
Je témoigne que le jour avait un corps d’épines
le limon la marbrure des cimes,
comme le réel m’abolit
et l’illusion me rétablit
et comment je passe de l’un à l’autre
bien qu’il demeure entre nous toujours un intervalle.
Ô toi qui bats dans les veines de l’intervalle
rends-toi
au vent qui insurge l’espace
à l’espace qui marche avec des pieds d’enfant
à l’amour ou l’amour s’exile.
PAGE EXTRAITE D’UNE HISTOIRE SECRETE DE LA MORT
Adieu au corps auquel sa chair
fait front, qu’elle assaille
adieu à la marée qui reflue entre l’enfance de son corps
et la caducité de ses rêves
salut à sa royauté déchue !
PAGE DETACHEE D’UN REGISTRE D’EVENEMENTS
Il efface le désir/ le découvre.
L’épine : une main tendue à qui sème la fleur
l’ange : le commencement de l’animalité.
Effacer / découvrir
Il rêve d’un corps à écrire
seulement les mots sont rêves, et l’écriture femme
morte : l’amour est-il amour ?
Il ne voit plus, je veux dire qu’il commence maintenant à voir
qu’il n’entendra plus, à l’approche de la mort, sa voix à elle
et que si elle demandait : « Qui suis-je ? »
il ne saurait pas répondre
mais peut-être murmurerait :
« Nous sommes-nous pour de bon rencontrés ? »
Il en conclut que de là ressort un autre
nom pour l’amour
BILLET DE SOLEIL – LE-BOUFFON
Mais pour devenir ce qu’il est
il est sorti de lui-même :
il en sortit
en y laissant un être
inconnu.
Je prends la nuit sous le coude
en hommage à tous les corps
et je transmets ce message :
« Touche au sec, à la façon de la mer :
l’une à l’autre continus, mais dissociés, contradictoires. »
- Mais pourquoi suis-je belle, ô bouffon ?
- Parce que c’est le navire qui te voit, non la vague.
Traduit de l’arabe par Jacques Berque
In, Adonis « Singuliers »,
Editions Sindbad / Actes Sud, 1994
Du même auteur :
Pays des bourgeons (23/05/2016)
Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)
Corps,7 (23/05/2018)
Chronique des branches (23/05/2019)
Corps, 1 et 2 (23/05/2020)
Corps, 3 (23/05/2021)
Corps, 5 (23/05/2022)
Corps, 6 (23/05/2023)
Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)