Henri Michaux (1889 – 1984) : Arriver à se réveiller
Arriver à se réveiller
La nuit me laisse cadavre.
Il faut le ranimer.
Pourtant, ce n’est pas l’impression d’un corps mort que j’ai le matin.
Si l’on pouvait m’apercevoir alors conformément à mes impressions,
j’apparaîtrais comme une mer de nuages, une mer globuleuse de masses
de flocons, immense objet qui confine sans doute à la stratosphère.
Tout nuage que je suis, je ne laisse pas de me rendre compte qu’il y a
des ennemis à cet état, qu’il faudra prochainement redevenir actif, déterminé,
réduit en taille…et qu’il serait prudent de m’y acheminer (s’il n’est pas trop
tard pour me réveiller jamais). Je m’y emploie aussitôt.
Pour y arriver, pour arriver à la forme que je devine devoir m’être la plus
propice, je vise en tâtonnant à devenir une forme à pieds ou à pattes ou à
pseudopodes.
Avec beaucoup de pattes, j’espère trouver plus rapidement le sol dont je me
trouve dangereusement loin.
Je ne peux toutefois commencer par là. La planète gazeuse (ou l’immensément
gigantesque amibe chloroformée) que je suis devenu ne le permet pas encore.
Courage ! Dans cette masse demeure un vouloir.
Ce têtu sans corps pousse confusément.
Sans savoir exactement quel être je suis, sans d’ailleurs y réfléchir ou m’en
préoccuper, mais assuré qu’il y aura pour moi de plus grandes chances de soulèvement
avec des pseudopodes même maladroits et se mouvant contradictoirement que sans,
j’essaie par des pieds nombreux de m’arracher du gisement du sommeil. Car il se
trouve qu’il y gisement dans ce faux nuage, non, il est vrai, par le poids du centre
de ma personne qui serait plus dense (centre que je ne sens nullement, non plus que
de l’hétérogénéité) mais plutôt à la façon dont on gît parfois dans le lit d’une
mélodie, d’une ritournelle, sans pouvoir, quoiqu’on fasse, en sortir.
Dans cette grave situation (grave, car je n’ai pas alors l’encourageante
mémoire de la façon dont précédemment je me suis tiré d’affaire plus d’une
fois déjà, et même des milliers de fois) j’ai recours – chose curieuse – non
tout de suite aux pseudopodes, mais, montrant ainsi la confiance solide (ou
puérile) que je garde à la mécanique, j’ai recours à des instruments de levage
d’une valeur éprouvée, à des palans, à des grues, à des mâts de charge, tout
cela immense, grues comme il en faudrait pour super-grattes-ciel de deux cent
étages, palans de vertige, courroies multiples, engrenages à la Cardan et
d’autres dont je ne sais pas le nom, en ayant vu peut-être une seule fois le
dessin ou la figure, mais retrouvés ici miraculeusement dans une situation
tragique pour moi et nécessitant l’intervention de ce qui se fait de mieux.
Il semble qu’il y ait pour le soulèvement de ma super-masse gazeuse par
le moyen de ces instruments, une impropriété tellement flagrante qu’elle
serait capable de frapper un idiot évanoui, un demi-mort.
Hum ! le certain est qu’elle ne me réveille pas.
Quoi qu’il en soit de ma mauvaise adaptation, je cesse après quelque
temps ce genre de travaux. Mais pas pour me retrouver dans l’état d’un
être franchement revenu à zéro.
Cette invention, si peu qu’elle soit entrée dans les faits, je sais par elle
que mon soulèvement libérateur va tôt ou tard se produire de cette manière
ou d’une autre, plutôt d’une autre. Ce signe de mes capacités ne me trompe pas.
Viennent ensuite des essais de dégagement par des sortes de butoirs
énormes fourrés sous ma masse (images grandioses, mais d’une faiblesse
de brins de laine, encore que j’y mette tout l’acier que je peux penser).
Puis dans le silence et l’épuisement, je retourne à ma paralysie, seule et
irrécusable réalité.
Bien que les instruments utilisés n’aient pas une fois, à ma souvenance,
réussi à me déplacer, j’y ai toujours recours au début de mon réveil.
Heureusement, je ne rencontre pas le même insuccès dans mes tentatives
de soulèvement par pseudopodes, sinon je ne m’éveillerai jamais.
Quand je commence à bourgeonner, à former des pattes mêmes très
grossières, même des sortes de moignons, c’est que je commence à entrer
dans le chemin de la délivrance.
Et quand de vraies pattes s’ébauchent, partageant mon être en haut et bas…
Mais je n’en suis pas là et même il faut que j’en revienne encore une fois
aux instruments de levage qui pourtant m’ont peu aidé jusqu’à présent.
Chacune de ces erreurs, ses invincibles erreurs de comportement. Au
moins on devrait s’attendre à une adaptation, à une meilleure appropriation
des instruments au but poursuivi.
Or, ce qui apparaît, c’est plutôt une inappropriation plus grande dans une
abondance plus grande encore.
C’est le moment où commencent à apparaître de frêles os, proportionnés à
la longueur du corps, c’est-à-dire jusqu’à avoir des centaines de mètres, par
endroits presque filiformes, donnant peur continuelle de se rompre ou de se
détacher, car au lieu de s’emboîter par l’intermédiaire d’apophyses et de se
retenir par ligaments, ils s’emboîtent, je ne sais vraiment pas pourquoi, par
l’intermédiaire soit de piles de centaines d’assiettes tournantes, soit de bobines
sifflantes en équilibre misérable risquant de partir et de se détacher, et qui
rendrait anxieux un navet, équilibre incapable de satisfaire le réveillé au
dixième, qui ne sait que faire, cependant que la paralysie réelle de son corps
ne lui permet aucune confiance.
Puis tout s’arrête dans un brouillard dissolvant. Pourvu que je « retienne »
quelque chose, car il arrive, hélas ! qu’au moment critique, épuisé par l’effort,
je me rendorme, et tout sera plus tard à recommencer et Dieu sait comment.
Nouveaux, nouveaux tâtonnements, à nouveau une attention distribuée
fébrilement (d’une certaine façon placidement aussi) en mille points de cet
édifice d’os qui ne tient que par plusieurs miracles quoique la plus petite
partie soit solidaire à un millimètre près des plus éloignés, à nouveau
attention sur les fins appuis pédiformes, quand enfin
…enfin, et quand rien ne le faisait prévoir, quand rien ne l’amenait, vient
Dans la cage de l’énorme et énormément vide édifice d’os et de brume, vient
en moi sans plus attendre un afflux vertical
… et dès qu’il y a afflux, je l’ai remarqué, tout change. Un autre centre
apparaît, vrai celui-ci, aisé, fort, involontaire, pas travailleur, n’ayant pas
besoin de travailler, sorte de puits en l’air qui est ma vraie vie et ma personne,
et alors le gros être bouffi d’auparavant en quelques instant n’est plus. Et,
comme restent dix ou douze gouttes d’une immense vapeur, il reste de
l’énorme, excessive masse nuageuse, un cou, de la peau, des mains, une
poitrine, moi entre des draps blancs et… qui bientôt bouge. Oh ! si peu !
Mais ce délicieusement léger, souple, à peine perceptible soulèvement m’en
dit aussitôt long sur mes possibilités. Je pourrai me lever bientôt. Je suis à
présent, à quelques minutes près et sans obstacles sur la route du proche
avenir, je suis à présent un homme comme un autre.
Il m’arrive, mais beaucoup plus rarement, de m’éveiller (de ce demi-
sommeil dont je parle) sur quatre pattes. Il me faut dans ce cas plus de
temps pour revenir à la forme bipède, à cause – je pense - d’une certaine
complaisance que je mets à vivre dans cet état, que je ne mets pas dans
ma forme nuage. J’en serai bien empêché, si je voulais, et je craindrais
trop d’y rester. Quoique, en somme… de nombreuses fois dans l’ensemble
de ma vie j’en sois sorti. Mais il suffit d’une fois qu’on ne sache plus
s’y prendre, et l’on y demeure à tout jamais, jusqu’à la mort.
Aussi ai-je été fasciné par le quadrupède et le multipatte beaucoup
plus que l’ensemble des hommes, qui ne le demeurent guère après l’âge
de douze ans, tandis que le l’ai été jusqu’à l’âge de trente-cinq.
La grande partie de ma vie, je l’aurai vécu comme une galaxie.
P.S. I. – Ceux qui font des rêves m’ont toujours parus être superficiel-
lement endormis. Ayant peur sans doute de « perdre leur homme »
P.S. II. – Le matin qui suit, à jeun, je suis en équilibre ivre
- Indéterminé –
-Incirconscrit –
Ni feuille, ni homme, rien. J’attends encore ce que va me proposer la
journée – et regarde les choses qui se présentant à ma vue, comme si elles
se présentaient à mon propre avenir, comme s’il m’était proposé de faire
une carrière de pigeon, de feuille, de fillette, de haie, de caillou, et je ne
dis ni oui ni non.
Pas une envie précise. Je ne rejette ni pigeon, ni haie, ni cheval, ni
caillou, ni fillette. Non.je ne suis pas encore décidé.
L’après-midi, ce sera différent. Je te les bifferai bien, les chevaux, les
haies, les non-moi. Pas de dangers qu’ils m’avalent. Le moment est passé.
1945
Passages,
Editions Gallimard, 1950
Du même auteur :
« Mais Toi, quand viendras – tu ? » (22/05/2014)
Arriver à se réveiller (22/05/2015)
Emportez-moi (22/05/2017)
L’époque des illuminés (22/05/2018)
Le grand combat (04/05/2019)
La marche dans le tunnel (1- 9) (04/05/2020)
La marche dans le tunnel (10 – 23) (03/05/2021)
Dans la nuit (04/05/2022)
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