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Le bar à poèmes
22 mai 2015

Henri Michaux (1889 – 1984) : Arriver à se réveiller

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Arriver à se réveiller

 

     La nuit me laisse cadavre.

     Il faut le ranimer.

     Pourtant, ce n’est pas l’impression d’un corps mort que j’ai le matin.

     Si l’on pouvait m’apercevoir alors conformément à mes impressions,

j’apparaîtrais comme une mer de nuages, une mer globuleuse de masses

de flocons, immense objet qui confine sans doute à la stratosphère.

     Tout nuage que je suis, je ne laisse pas de me rendre compte qu’il y a

des ennemis à cet état, qu’il faudra prochainement redevenir actif, déterminé,

réduit en taille…et qu’il serait prudent de m’y acheminer (s’il n’est pas trop

tard pour me réveiller jamais). Je m’y emploie aussitôt.

     Pour y arriver, pour arriver à la forme que je devine devoir m’être la plus

propice, je vise en tâtonnant à devenir une forme à pieds ou à pattes ou à

pseudopodes.

     Avec beaucoup de pattes, j’espère trouver plus rapidement le sol dont je me

trouve dangereusement loin.

     Je ne peux toutefois commencer par là. La planète gazeuse (ou l’immensément

gigantesque amibe chloroformée) que je suis devenu ne le permet pas encore.

     Courage ! Dans cette masse demeure un vouloir. 

     Ce têtu sans corps pousse confusément.

     Sans savoir exactement quel être je suis, sans d’ailleurs y réfléchir ou m’en

préoccuper, mais assuré qu’il y aura pour moi de plus grandes chances de soulèvement

avec des pseudopodes même maladroits et se mouvant contradictoirement que sans,

j’essaie par des pieds nombreux de m’arracher du gisement du sommeil. Car il se

trouve qu’il y gisement dans ce faux nuage, non, il est vrai, par le poids du centre

de ma personne qui serait plus dense (centre que je ne sens nullement, non plus que

de l’hétérogénéité) mais plutôt à la façon dont on gît parfois dans le lit d’une

mélodie, d’une ritournelle, sans pouvoir, quoiqu’on fasse, en sortir.

     Dans cette grave situation (grave,  car je n’ai pas alors l’encourageante

 mémoire de la façon dont précédemment je me suis tiré d’affaire plus d’une

fois déjà, et même des milliers de fois) j’ai recours – chose curieuse – non

tout de suite aux pseudopodes, mais, montrant ainsi la confiance solide (ou

puérile)  que je garde à la mécanique, j’ai recours à des instruments de levage

d’une valeur éprouvée, à des palans, à des grues, à des mâts de charge, tout

cela immense, grues comme il en faudrait pour super-grattes-ciel de deux cent

étages, palans de vertige, courroies multiples, engrenages à la Cardan et

d’autres dont je ne sais pas le nom, en ayant vu peut-être une seule fois le

dessin ou la figure, mais retrouvés ici miraculeusement dans une situation

tragique pour moi et nécessitant l’intervention de ce qui se fait de mieux.

     Il semble qu’il y ait pour le soulèvement de ma super-masse gazeuse par

le moyen de ces instruments, une impropriété tellement flagrante qu’elle

serait capable de frapper un idiot évanoui, un demi-mort.

     Hum ! le certain est qu’elle ne me réveille pas.

     Quoi qu’il en soit de ma mauvaise adaptation, je cesse après quelque

temps ce genre de travaux. Mais pas pour me retrouver dans l’état d’un

être franchement revenu à zéro.

     Cette invention, si peu qu’elle soit entrée dans les faits, je sais par elle

que mon soulèvement libérateur va tôt ou tard se produire de cette manière

ou d’une autre, plutôt d’une autre. Ce signe de mes capacités ne me trompe pas.

     Viennent ensuite des essais de dégagement par des sortes de butoirs

énormes fourrés sous ma masse (images grandioses, mais d’une faiblesse

de brins de laine, encore que j’y mette tout l’acier que je peux penser).

     Puis dans le silence et l’épuisement, je retourne à ma paralysie, seule et

irrécusable réalité.

     Bien que les instruments utilisés n’aient pas une fois, à ma souvenance,

réussi à me déplacer, j’y ai toujours recours au début de mon réveil.

     Heureusement, je ne rencontre pas le même insuccès dans mes tentatives

de soulèvement par pseudopodes, sinon je ne m’éveillerai jamais.

     Quand je commence à bourgeonner, à former des pattes mêmes très

grossières, même des sortes de moignons, c’est que je commence à entrer

dans le chemin de la délivrance.

     Et quand de vraies pattes s’ébauchent, partageant mon être en haut et bas…

     Mais je n’en suis pas là et même il faut que j’en revienne encore une fois

aux instruments de levage qui pourtant m’ont peu aidé jusqu’à présent.

     Chacune de ces erreurs, ses invincibles erreurs de comportement. Au

moins on devrait s’attendre à une adaptation, à une meilleure appropriation

des instruments au but poursuivi.

     Or, ce qui apparaît, c’est plutôt une inappropriation plus grande dans une

abondance plus grande encore.

     C’est le moment où commencent à apparaître de frêles os, proportionnés à

la longueur du corps, c’est-à-dire jusqu’à avoir des centaines de mètres, par

endroits presque filiformes, donnant peur continuelle de se rompre ou de se

détacher, car au lieu de s’emboîter par l’intermédiaire d’apophyses et de se

retenir par ligaments, ils s’emboîtent, je ne sais vraiment pas pourquoi, par

l’intermédiaire soit de piles de centaines d’assiettes tournantes, soit de bobines

sifflantes en équilibre misérable risquant de partir et de se détacher, et qui

rendrait anxieux un navet, équilibre incapable de satisfaire le réveillé au

dixième, qui ne sait que faire, cependant que la paralysie réelle de son corps

ne lui permet aucune confiance.

     Puis tout s’arrête dans un brouillard dissolvant. Pourvu que je « retienne »

quelque chose, car il arrive, hélas ! qu’au moment critique, épuisé par l’effort,

je me rendorme, et tout sera plus tard à recommencer et Dieu sait comment.

     Nouveaux, nouveaux tâtonnements, à nouveau une attention distribuée

fébrilement (d’une certaine façon placidement aussi) en mille points de cet

édifice d’os qui ne tient que par plusieurs miracles quoique la plus petite

partie soit solidaire à un millimètre près des plus éloignés, à nouveau

attention sur les fins appuis pédiformes, quand enfin

     …enfin, et quand rien ne le faisait prévoir, quand rien ne l’amenait, vient

Dans la cage de l’énorme et énormément vide édifice d’os et de brume, vient

en moi sans plus attendre un afflux vertical

     … et dès qu’il y a afflux, je l’ai remarqué, tout change. Un autre centre

 apparaît, vrai celui-ci, aisé, fort, involontaire, pas travailleur, n’ayant pas

besoin de travailler, sorte de puits en l’air qui est ma vraie vie et ma personne,

et alors le gros être bouffi d’auparavant en quelques instant n’est plus. Et,

comme restent dix ou douze gouttes d’une immense vapeur, il reste de

l’énorme, excessive masse nuageuse, un cou, de la peau, des mains, une

poitrine, moi entre des draps blancs et… qui bientôt bouge. Oh ! si peu !

Mais ce délicieusement léger, souple, à peine perceptible soulèvement m’en

dit aussitôt long sur mes possibilités. Je pourrai me lever bientôt. Je suis à

présent, à quelques minutes près et sans obstacles sur la route du proche

avenir, je suis à présent un homme comme un autre.

     Il m’arrive, mais beaucoup plus rarement, de m’éveiller (de ce demi-

sommeil dont je parle) sur quatre pattes. Il me faut dans ce cas plus de

temps pour revenir à la forme bipède, à cause – je pense - d’une certaine

complaisance que je mets à vivre dans cet état, que je ne mets pas dans

ma forme nuage. J’en serai bien empêché, si je voulais, et je craindrais

trop d’y rester. Quoique, en somme… de nombreuses fois dans l’ensemble

de ma vie j’en sois sorti. Mais il suffit d’une fois qu’on ne sache plus

s’y prendre, et l’on y demeure à tout jamais, jusqu’à la mort.

     Aussi ai-je été fasciné par le quadrupède et le multipatte beaucoup

plus que l’ensemble des hommes, qui ne le demeurent guère après l’âge

de douze ans, tandis que le l’ai été jusqu’à l’âge de trente-cinq.

     La grande partie de ma vie, je l’aurai vécu comme une galaxie.

 

     P.S. I. – Ceux qui font des rêves m’ont toujours parus être superficiel-

lement endormis. Ayant peur sans doute de « perdre leur homme »

 

     P.S. II. – Le matin qui suit, à jeun, je suis en équilibre ivre

     - Indéterminé –

     -Incirconscrit –

     Ni feuille, ni homme, rien. J’attends encore ce que va me proposer la

journée – et regarde les choses qui se présentant à ma vue, comme si elles

se présentaient à mon propre avenir, comme s’il m’était proposé de faire

une carrière de pigeon, de feuille, de fillette, de haie, de caillou, et je ne

dis ni oui ni non.

     Pas une envie précise. Je ne rejette ni pigeon, ni haie, ni cheval, ni

caillou, ni fillette. Non.je ne suis pas encore décidé.

     L’après-midi, ce sera différent. Je te les bifferai bien, les chevaux, les

haies, les non-moi. Pas de dangers qu’ils m’avalent. Le moment est passé.

 

1945

Passages,

Editions Gallimard, 1950

Du même auteur :

« Mais Toi, quand viendras – tu ? » (22/05/2014) 

Arriver à se réveiller (22/05/2015)

Emportez-moi (22/05/2017)

L’époque des illuminés (22/05/2018)

Le grand combat (04/05/2019)

La marche dans le tunnel (1- 9) (04/05/2020) 

La marche dans le tunnel (10 – 23) (03/05/2021) 

Dans la nuit (04/05/2022)

Clown (04/05/2023)

Les travaux de Sisyphe (04/05/2024)

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