Jorge Luis Borges (1899 – 1986) : Art poétique / Arte poética
Art poétique
Se pencher sur le fleuve, qui est de temps et d’eau,
Et penser que le temps à son tour est un fleuve,
Puisque nous nous perdons comme se perd le fleuve
Et que passe un visage autant que passe l’eau.
Eprouver que la veille est un autre sommeil,
Qui rêve qu’il ne rêve pas et que la mort
Que redoute le corps est cette même mort
De l’une et l’autre nuit, que l’on nomme sommeil.
Percevoir dans le jour ou dans l’an un symbole
Des jours, des mois de l’homme ou bien des années,
Et pourtant convertir l’outrage des années
En une musique, une rumeur, un symbole.
Dans mourir, voir dormir ; dans le soleil couchant
Voir un or funèbre : telle est la poésie,
Qui est immortelle et pauvre. La poésie
Qui revient comme l’ aube et comme le couchant.
De temps en temps le soir, il émerge un visage
Qui soudain nous épie de l’ombre d’un miroir ;
J’imagine que l’art ressemble à ce miroir
Qui soudain nous révèle notre propre visage.
On nous a dit qu’Ulysse, fatigué de merveilles,
Sanglota de tendresse, apercevant Ithaque
Modeste et verte. L’art est cette verte Ithaque,
Verte d’éternité et non pas de merveilles.
L’art est encore pareil au fleuve interminable
Qui passe et qui demeure et qui reflète un même
Héraclite changeant, qui est à la fois même
Et autre, tout comme le fleuve interminable.
Traduit de l’espagnol par Roger Caillois
In Jorge Luis Borgés « L’Auteur et autres textes : El hacedor », Editions Gallimard, 1965
Du même auteur : Œdipe et son énigme / Edipo y el enigma (08/11/2015)
Arte Poética
Mirar el río hecho de tiempo y agua
Y recordar que el tiempo es otro río,
Saber que nos perdemos como el río
Y que los rostros pasan como el agua.
Sentir que la vigilia es otro sueño
Que sueña no soñar y que la muerte
Que teme nuestra carne es esa muerte
De cada noche, que se llama sueño.
Ver en el día o en el año un símbolo
De los días del hombre y de sus años,
Convertir el ultraje de los años
En una música, un rumor y un símbolo,
Ver en la muerte el sueño, en el ocaso
Un triste oro, tal es la poesía
Que es inmortal y pobre. La poesía
Vuelve como la aurora y el ocaso.
A veces en las tardes una cara
Nos mira desde el fondo de un espejo;
El arte debe ser como ese espejo
Que nos revela nuestra propia cara.
Cuentan que Ulises, harto de prodigios,
Lloró de amor al divisar su Itaca
Verde y humilde. El arte es esa Itaca
De verde eternidad, no de prodigios.
También es como el río interminable
Que pasa y queda y es cristal de un mismo
Heráclito inconstante, que es el mismo
Y es otro, como el río interminable.
El hacedor, 1960
Poème précédent en espagnol :
Federico Garcia Lorca : La guitare / la guittara (04/11/2014)
Poème suivant en espagnol :
Octavio Paz : L’avant du commencement /Antes del Comienzo (17/01/2015)